Chasses subtiles

Photo de Sophie Dupressoir pour Poly

Prix Renaudot 2019 pour La Panthère des neiges, Sylvain Tesson était de passage à la Librairie Kléber (Strasbourg). Rencontre avec un écrivain portant un regard lucide sur le monde.

L’impérieuse nécessité du “recours aux forêts” sous-tend elle tous vos livres ?
C’est une proposition cruciale formulée par Ernst Jünger dans Le Traité du rebelle qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. Il ne s’agit évidemment pas de s’enfoncer dans les bois… Par analogie, la forêt peut être un appartement, un cabinet de curiosités, une bibliothèque, un être aimé ou soi-même. Il s’agit de la convocation du silence, de la solitude, de l’émerveillement, de l’attention portée au monde pour lutter contre l’envahissement, le vacarme, le brouhaha et l’écrasement. C’est une option merveilleuse, car elle est en nous tous, à condition d’y mettre les moyens qui ne sont pas financiers, mais intérieurs. Il revient à chacun de composer la forêt dans laquelle il souhaite s’enfoncer.

Est-ce ce que vous faites lorsque vous êtes à l’affût avec le photographe Vincent Munier ?
Ces instants permettent de découvrir qu’il se passe autour de nous bien plus de choses qu’on ne le croit et l’attention portée, au double sens du terme – être attentif et bienveillant –, aux formes les plus infimes du vivant est indispensable. C’est peut-être pour cela du reste que Jünger s’était intéressé aux insectes dans ses Chasses subtiles. Il n’est pas besoin d’animaux spectaculaires, de tigres ou d’éléphants : on pourrait militer pour une entomologie du monde consistant à observer le développement de la vie dans ses plus infimes spectacles. Chez les cicindèles ou dans les élytres des scarabées, il est possible de faire l’expérience de l’univers. C’est à cela qu’appelle l’affût.

Est-il essentiel ?
Indispensable, même, dans des sociétés où l’énorme entreprise de fétichisme techno-scientifique nous arrache quotidiennement à tous les exercices possibles de la contemplation, du silence, de l’attention et de la patience.

Lorsqu’on est à l’affût il arrive de ne pas apercevoir l’animal qu’on recherche. Est-ce frustrant ?
Peut-être, mais l’idée de se dire que nous sommes environnés d’une panoplie de bêtes dans la liberté, la grandeur et la volupté, que nous ne les voyons pas, que nous ne le savons même pas, est encore plus enthousiasmant. Finalement, les voir n’est qu’un trophée. On coche une case, on est content. Et alors ?

Quel est le trophée ultime ?
Le pur génie de l’imposture technologique est d’avoir fait de soi-même un trophée avec le selfie. Ce que nous annonce le réseau social – qui porte son cynisme dans son nom, car il n’est ni réseau, ni social – est la mort de la société. Tous ces laborantins des nouvelles technologies, des bluffeurs, des joueurs de poker, sont des criminels contre l’Humanisme. Comme on doit se supporter soi-même, autant se photographier, histoire d’avoir une satisfaction, même de très basse intensité, mais plus on se photographie, plus on met un écran entre le monde et soi, moins on le regarde. Lorsque vous êtes à l’affût vous comprenez une chose : ce qui n’est pas soi est plus intéressant que soi. Pendant des milliers d’années, la civilisation nous a poussé à nous arracher à nous-mêmes, à nous dépasser. Voilà qu’une technologie nous y ramène. Cela s’appelle une régression.


Paru chez Gallimard (18 €)
gallimard.fr

Dans les forêts de Sibérie adapté en BD, paru chez Casterman (18 €)
casterman.com

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