C politique

Philippe Olivier © Pierre-Jérôme Adjedj

Ancien Conseiller pour la culture et l’enseignement supérieur au Cabinet du Maire de Strasbourg (2009-2014) et éphémère directeur du Festival de Musique de Strasbourg, Philippe Olivier vient de publier un ouvrage en forme de réflexion sur les politiques culturelles. Que l’on soit d’accord avec lui ou pas, il a le mérite de poser certaines questions. Entretien (réalisé par mail) avec un auteur qui n’a pas la langue dans sa poche et qui revient sur quelques épisodes strasbourgeois.

Comment expliquer le titre de votre livre ? Mon ouvrage devait, à l’origine, se nommer Le Mur du son. Ce titre résultait d’un jeu de mots autour du son qui, aujourd’hui, divise le public au lieu de le réunir. Il y a le son de la musique de l’âge baroque, celui du répertoire classique, celui du goût romantique, celui de la musique moderne, celui de la musique contemporaine. Au lieu de considérer qu’ils appartiennent à un grand tout, les amateurs les séparent et les mettent dans des boîtes étanches. Finalement, les Éditions Hermann ont préféré élargir le sujet du livre. Ainsi est né Quelle politique culturelle pour demain ? Les dangers de la gentrification.

Quelle est la genèse de ce livre ou, si vous préférez, qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire ? J’ai 65 ans. J’étais – à l’âge de 14 ans – le plus jeune abonné de l’Opéra de Nancy. Je dispose d’une expérience s’étalant sur un demi-siècle. J’ai eu le privilège d’entendre, très tôt, des artistes de l’envergure de Karl Böhm, Bernard Haitink, Claudio Abbado ou Eugen Jochum à la tête de phalanges telles que l’Orchestre philharmonique de Vienne ou l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam. C’était en 1970, au Festival de Lucerne. Je me suis trouvé, par la suite, à fréquenter des personnalités comme Teresa Berganza, Paul Badura-Skoda, Carlo-Maria Giulini, Henri Dutilleux ou Emmanuel Krivine. Je suis aussi lié avec plusieurs descendants de Richard Wagner. Alors que j’avais 33 ans, Pierre Boulez a préfacé mon livre La Musique au quotidien. Il en fut de même, en 2007, avec Wolfgang Wagner, alors directeur général du Festival de Bayreuth pour mon ouvrage illustré consacré à l’histoire des mises en scène du Ring dans cette institution de réputation universelle. Le monde a, depuis le début des années 1980 où je vivais intensément les manifestations de la modernité, beaucoup changé. Pas forcément pour le mieux. Les élites à l’ancienne ont disparu. Elles ont été assez souvent remplacées par des individus qui s’imaginent savoir, alors qu’ils sont des ignorants. Un tel changement a conduit à une situation dangereuse. En France, plus qu’ailleurs. La globalisation a suscité la constitution progressive de citadelles dans lesquelles certains se sont retranchés par peur, par conviction ou par opportunisme. Ils ressemblent aux petits-bourgeois caricaturés par Eugène Ionesco dans La Cantatrice chauve. Un pareil phénomène ne se limite pas, au demeurant, à la vie musicale et culturelle. Il a débordé sur l’ensemble des pratiques sociales. Des lieux de communion tels que devraient être le concert ou l’opéra attirent en majorité des publics d’un âge avancé, du même milieu social et de la même couleur de peau, pressés de s’adonner à l’entre-soi. Une fois la soirée terminée, ils rentrent dormir dans un quartier dont la majorité des habitants sont des clones des uns et des autres. On est en pleine gentrification. Elle exclut notamment les jeunes, les Français n’étant pas originaires de la métropole, les étrangers d’extraction non européenne et évidemment les pauvres. En dépit des touchantes déclarations de Françoise Nyssen, notre ministre de la Culture, à leur sujet.

Quand je suis arrivé sans le chercher, en 1994, à Strasbourg à l’instigation de Catherine Trautmann, pour diriger la communication de l’Orchestre philharmonique (OPS), j’avais conscience que mon recrutement était suscité par une volonté manifeste de donner un coup de pied dans une termitière. J’ai décelé tout de suite, au Palais de la musique et des congrès, une tendance annonciatrice de ce qui se passe aujourd’hui. Theodor Guschlbauer, alors directeur musical de l’OPS, et l’équipe administrative étaient opposés à ma nomination. Ils savaient que j’étais marqué par la doctrine boulézienne en matière de programmes. À savoir le refus du “menu du jour”,composé d’une ouverture, d’un concerto et, après l’entracte, d’une symphonie. Cette formulation était déjà bien dépassée. Leurs abonnés ne souhaitaient pas se mélanger avec des nouveaux venus. Ils refusaient les programmes originaux et les audaces artistiques. D’où leur défiance manifeste, déjà à l’époque, à l’égard du Festival Musica et de l’Ensemble Accroche note. Depuis, leurs foudres sont également tombées sur l’Ensemble Linea, conduit par Jean-Philippe Wurtz. J’ai eu, au milieu des années 1990, la naïveté de croire qu’il serait possible de changer de braquet. Mais j’ai dû déchanter. L’administration de l’OPS a tout fait pour empêcher la réalisation d’une étude sur le public. Il a fallu que Norbert Engel, l’adjoint à la Culture de l’époque, l’impose. Mon obstination et ma conviction de devoir procéder à des changements radicaux ont tellement dérangé qu’on s’en est pris à ma personne. On m’a jugé selon des critères datant d’une époque révolue. Il paraissait que j’étais trop parisien, trop mondain, trop cosmopolite, trop à la mode. On n’a pas hésité à s’en prendre à une homosexualité jamais dissimulée et toujours revendiquée. Le fait que je me situe, en matière politique, sur une gauche radicale n’a guère contribué à mettre de l’huile dans les rouages. Enfin, ma proximité avec le judaïsme a généré des comportements hideux. Le souvenir de cette juxtaposition d’expériences inutiles a été l’un des facteurs déclenchants de l’écriture de mon nouveau livre.

Durant ma période à la tête du Festival de musique de Strasbourg (FMS), on ne voulut rien comprendre à la révolution que je souhaitais entreprendre, révolution n’étant – au demeurant – qu’une mise en conformité avec ce qui se passe dans les lieux musicaux européens dignes d’intérêt. Il me fut reproché d’avoir programmé des concerts-lunch parce que, en Alsace, il serait inconvenant de faire de la musique à l’heure du déjeuner. C’est pourtant le cas à Londres depuis des décennies ! On m’a dit, tout comme à mon assistant Alexandre Airaudo, que nous ne savions pas répondre au téléphone ! En tout cas, quand il fonctionnait. Les factures n’étaient pas payées, mon salaire était parfois versé avec deux mois de retard. Il m’a été également tenu fortement rigueur d’avoir installé les bureaux du FMS dans le quartier de Neudorf, un coupe-gorge – paraît-il –, infesté – paraît-il – de Maghrébins et de farouches sauvages venus d’Afrique, afin de porter de cette façon un préjudice au plus ancien festival de musique classique de France ! Comme on avait modifié, à mon insu, le programme du FMS 2014, un cabinet d’avocats parisiens chargé de mes intérêts a procédé à une assignation en justice.

 

Un autre épisode marquant de ce feuilleton saumâtre a été la réception d’une lettre anonyme, composée d’injures homophobes et d’abjections antisémites, à mon domicile. La rumeur a été propagée que j’étais victime d’un stade démentiel du sida. Pourtant, que ce soit en 2014 comme aujourd’hui, je suis séronégatif, je pèse 102 kilos et je fréquente une salle de sport trois fois par semaine. Informé de l’arrivée d’un tel torchon postal, l’ancien ministre de la Culture Jacques Toubon avec lequel, en dépit de nos divergences d’ordre politique, je suis lié a réagi avec fermeté. Il a décidé d’annuler un colloque qui devait se tenir pendant le FMS 2014 sous sa présidence. S’agissant de cette lettre anonyme et de cette rumeur, elles viennent évidemment d’un certain monde, installé à la lisière du Front National.

Je ne pouvais pas conserver éternellement au fond de moi le souvenir de ces événements déplaisants, pour lesquels il y aura eu deux victimes. Le vrai public strasbourgeois, étranger à la caste des petits marquis, est la première de ces victimes. Tout comme les hôteliers, ayant perdu plusieurs centaines de nuitées du fait que les artistes ne se sont pas déplacés. Les auditeurs de l’extérieur, non plus. J’aurai reçu des témoignages écrits de colère, de soutien, d’indignation, autant que le soutien d’une pétition. Ces témoignages et cette pétition affirment tous, à juste titre, qu’une camarilla de petits-bourgeois désuets n’avait pas à imposer des visions rétrogrades à l’orientation du FMS. L’autre victime aura été moi-même, ayant cependant eu la faculté de répliquer au nom de ceux dont William Marx fait état au long d’un Savoir gai. Il y écrit : « Combien […] ne disent rien ou n’ont pas même la conscience de souffrir, se contentant d’encaisser les coups et les injures, d’accumuler les blessures physiques et morales, au mépris de la santé de leur corps et de celle de leur esprit ? » Mes détracteurs diront que la blessure narcissique qui m’a été donnée est à l’origine de la radicalité de mes propos dans cet entretien. Ils se trompent lourdement. Les blessures permettent de voir les choses telles qu’elles sont, de mesurer la noirceur, l’imbécillité de certains individus. Ces derniers ne connaissent même pas des vedettes de notoriété mondiale comme l’organiste américain Cameron Carpenter ou le chef d’orchestre Teodor Currentzis.

Ces épisodes n’ont pas été la seule et unique source de mon livre. Il est le vingt-sixième de ceux que j’ai publiés depuis le milieu des années 1970. Les convulsions dont j’ai parlé précédemment ne sont pas traitées dans celui-ci. Je suis fier d’être un Hergelaufene, l’un des signes de la modernité. Je ne suis pas issu d’un certain monde strasbourgeois immobile, ai eu une vie avant d’arriver en Alsace et en ai une autre ailleurs aujourd’hui. Sur 65 ans d’existence, j’en aurai passé 42 hors de la région natale d’Albert Schweitzer. Les dîners que je fréquente sont, à Paris et à l’étranger, ceux qui en valent la peine. Les rares dîners strasbourgeois auxquels je suis susceptible de me rendre quand je passe par ici rassemblent des gens condamnés à l’humiliation et au mépris parce qu’ils n’appartiennent pas au sérail des petits-bourgeois et leur sont de loin supérieurs au point de vue intellectuel. On m’a accablé pour les mêmes raisons. On s’est mis à me jalouser parce que j’ai été reçu dans l’Ordre national de la Légion d’honneur à l’âge de 48 ans.

Il s’imposait avec mon nouveau livre, pour citer Jean Genet, d’accomplir un devoir : « insulter les insulteurs ». Nombre de professionnels de la culture ont été et restent parmi diverses cités françaises, depuis ces dernières années, maltraités par des potentats de village iniques, recroquevillés sur eux-mêmes. Alain Fontanel, le premier adjoint au maire de Strasbourg, a vu juste en disant que l’écroulement du FMS avait résulté d’une tendance forcenée à cultiver l’entre-soi. Enfin, j’avais envie d’éclairer les enjeux actuels de la vie culturelle par l’apport de mes nombreuses et anciennes expériences à l’étranger. Je vis, depuis plusieurs années, à Berlin, capitale multiculturelle du monde d’aujourd’hui. J’y mène des collaborations tout sauf frustrantes avec des institutions comme l’Académie des Arts, l’Opéra dont Daniel Barenboïm est le directeur général, ou encore la Société allemande pour la politique étrangère, une structure publique. Là encore, on n’y a pas affaire à des Bac moins dix ! Voilà qui correspond à mes goûts. Mis à part le certificat d’études primaires, je suis titulaire d’un doctorat en histoire. Je donne, ici et là en Europe, des conférences. J’ai plusieurs livres en préparation. Je rencontre des gens exceptionnels. Que souhaiter de mieux ?

Vous abordez les « incivilités qui se sont installées dans les salles de concerts classiques et d’opéra ». Certes des metteurs en scène sont hués. Mais si l’on se reporte à l’atmosphères des mêmes salles au XIXe siècle, on est passé d’un capharnaüm généralisé à une atmosphère de recueillement religieux : est-ce un progrès selon vous ? Si ce recueillement religieux existe manifestement, il est un substitut évident à une spiritualité en voie de disparition. La France et l’Allemagne ont aujourd’hui en commun des églises et des temples désertés le dimanche, autant que des sanctuaires dont on procède à la destruction. Je ne sais pas si cette ferveur est un progrès. Mais, comme elle existe, il s’avère impossible de la négliger. Les salles de concerts classiques et d’opéra sont devenues des refuges, des repères momentanés dans un monde où se produisent des changements à la fois gigantesques et permanents. J’ai eu la chance de discuter de ces questions avec un homme de grande science, un amoureux de la musique comme on en voit peu : Mgr Joseph Doré, l’ancien archevêque de Strasbourg. Lui aussi n’aura pas connu le bonheur en Alsace. Il aura été comme le compositeur René Koering ou le couturier Thierry Mugler : incompris et victime de la malveillance.

Là où s’arrête ce que l’on pourrait qualifier de progrès provient de l’attitude d’une partie des “fidèles” rassemblés au concert et à l’opéra. Ils manifestent une intolérance sans limite à l’égard de ceux qui organisent le culte selon des critères n’étant pas les leurs. Regardez ce qui se passe régulièrement à Bayreuth, à Salzbourg et ailleurs. Des représentations s’y terminent parfois par des pugilats. Plusieurs Cercles Richard Wagner ont, en l’espèce, une lourde responsabilité. Leur rôle n’est pas de dire et d’imposer un “goût” supposé. Ils n’ont pas qualité pour insulter, repousser, excommunier des metteurs en scène, des décorateurs, des costumiers. De même, l’ambiance religieuse régnant dans la salle du Bolchoï de Moscou est un chêne cachant une forêt des plus inquiétantes. Je parle ici du régime infâme dominé par Vladimir Poutine. Il se distingue par une chasse violente aux opposants, aux athées et aux homosexuels. Poutine a fait assigner à résidence le metteur en scène Kirill Serebrennikov, par ailleurs directeur du Théâtre Gogol de Moscou. La raison réelle de cette mesure ? Serebrennikov est ouvertement gay. Quant au chef d’orchestre Valery Gergiev, un proche de Poutine, il s’en est pris aux « modes de vie non traditionnels » durant une conférence de presse à Munich. Qu’il se taise ! Voici un siècle, un musicien n’aurait jamais abordé ce sujet en public. Voilà qui prouve que Gergiev est – lui aussi – un gentrificateur. Mais il ne peut pas empêcher les LGBTI de venir l’écouter. Quand bien même ils le conspuent pour ses prises de position indignes, comme ce fut récemment le cas au Metropolitan Opera de New-York.

On ne demande pas à Gergiev de donner des leçons de morale anachronique à tout va, mais de diriger d’une manière idoine. Tel n’est pas le cas quand il touche à Ravel ou à Wagner. Il les “russifie” d’une manière forte, les couvre d’une poudre clinquante, aussi clinquante que les bulbes de l’église orthodoxe russe qui se dresse désormais dans le septième arrondissement de Paris. Cette prosternation, c’est le cas de le dire, devant un pouvoir religieux faisant cause commune avec Poutine a une artisane : Anne Hidalgo, le maire de Paris. Elle se dit de gauche, mais autorise la construction d’un tel édifice sur le ban communal dont elle est responsable ! Elle se montre à la Gay Pride, mais fait les yeux doux au Kremlin, un repère de personnages animés par un messianisme russe dont nous n’avons que faire ! Elle mérite le surnom de Notre-Drame-de-Paris, dont elle est parée.

Vous parlez d’un phénomène de gentrification à l’œuvre dans la musique : comment le décrire ? Quelles en sont les causes ? Ce phénomène est protéiforme. Il touche les exécutants et le public. Les instrumentistes à cordes adeptes de la corde en boyau ne se trouvent plus à l’aise avec ceux de la corde métallique. Les praticiens et les amateurs de musique ancienne hésitent à fréquenter plus qu’il ne faut les wagnériens. Or, ceux-ci auront – dès les années 1840 – été les artisans d’un premier phénomène de gentrification musicale : le culte célébré en l’honneur de leur idole. Avec les exclusivités, renoncements, malédictions, mises à l’écart, foudres, fulminations et autres condamnations s’y rattachant. Autant que les tabous et autres non-dits associés à cette dévotion un rien maniaque au sens psychiatrique du terme. Les difficultés relatives à la diffusion de la musique contemporaine sont maintenant contournées par la pratique du crowfunding. Le dernier opéra de Philippe Manoury, dénommé Kein Licht, dont le texte a été inspiré par Elfriede Jelinek a vu une partie de son financement assurée par cent cinquante donateurs individuels, et ce à hauteur de 53 000 €. Ceux-ci l’auront entendu sans être dérangés par les protestations d’autres spectateurs. L’idée est astucieuse.

Kein Licht © Caroline Seidel / Ruhrtriennale

Mais elle nie l’unicité du genre humain. Aujourd’hui, nombre de gens s’évitent plus qu’ils se fréquentent. Le succès des réseaux sociaux le montre. On m’a récemment raconté l’histoire d’une famille londonienne qui a volé en éclats. Vivaient, sous le même toit, cinq personnes. Elles ne communiquaient plus entre elles que par Facebook interposé. L’outil de Marc Zuckerberg permet aussi des jets d’immondices contre les étrangers, les pauvres, les homosexuels, les transsexuels, les juifs ou les musulmans. Il aura permis de s’en prendre à un opéra d’un compositeur palestinien originaire de la bande de Gaza, Moneim Adwan. Son ouvrage a été donné au Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2016, précisément deux jours après la tragédie survenue à Nice. Le bruit s’est alors répandu que le Festival d’Aix-en-Provence était dorénavant sous l’emprise du turban et du cimeterre. Ici encore, la gentrification était à la tâche. Elle se trouvait portée par de fidèles lecteurs du Figaro, refusant le moindre contact avec le monde arabo-musulman. Cette rigidité ne fait qu’accroître la haine de l’Occident.

« Les gentrificateurs sont devenus un danger pour la démocratie, pour l’art et pour la jeunesse », écrivez-vous. Qui sont-ils ? En quoi consiste ce danger ? Les gentrificateurs sont partout, la gentrification aussi. Regardez la porte des night-clubs. Certains d’entre eux empêchent une clientèle d’origine extra-européenne de les fréquenter. Les stades disposent de loges dites V I P pour les grandes rencontres sportives. On y boit du champagne, parfois accompagné de canapés au caviar. Les familles recomposées se sentent uniquement à l’aise avec les familles recomposées, les fumeurs avec les fumeurs, les chasseurs avec les chasseurs, les végétaliens avec les végétaliens ou les adeptes du végane avec les adeptes du végane ! Les autorités israéliennes ont fait construire un mur de protection entre leur sol et le peuple palestinien. On a créé des variations très nombreuses sur un pareil thème. Ainsi, les Juifs ultraorthodoxes du quartier Mea Shearim de Jérusalem ne fréquentent pas leurs coreligionnaires fiers d’un État d’Israël dont ces acharnés hassidim nient la légitimité en ayant maintenant recours à la violence. La Californie abrite des Juifs à la fois gays, libéraux, francs-maçons et adeptes de la nourriture végan. Ils n’ont guère de considération pour d’autres Juifs auxquels ils tiennent rigueur d’être hétérosexuels, conservateurs, freudiens et amateurs d’entrecôte kasher.

Nous sommes aussi, de manière paradoxale, au nombre des gentrificateurs. Avez-vous déjà imaginé passer vos vacances avec des personnes ne partageant pas vos centres d’intérêt, votre style de vie ? Une certaine Alsace est un intéressant phénomène de gentrification. Elle se dit entourée d’un monde hostile et ne tient pas à fréquenter les représentants d’un univers dans lequel ils ne se reconnaissent pas du tout. Je me souviens d’un rendez-vous de travail à Paris, début 2014, entre une délégation du FMS et Michel Orier, alors directeur général de la création artistique au ministère de la Culture. L’entretien n’a duré qu’une dizaine de minutes ! La délégation a dit à Michel Orier qu’elle n’était pas là pour recevoir des instructions de l’État mais seulement pour encaisser une subvention. Ainsi a été pulvérisé un patient travail de préparation. Le préfet de la Région Alsace avait fait savoir que le FMS serait inscrit au contrat de plan pour un montant de plusieurs centaines de milliers d’euros par an sur trois ans. J’avais été reçu, l’année précédente, par le conseiller culturel du Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Des instructions précises avaient été données par Matignon à Aurélie Filippetti, la ministre de la Culture, pour aider de manière significative le FMS.

Vous m’interrogez sur les dangers portés par les gentrificateurs dans les salles de spectacle, à l’égard de gens différents d’eux. J’ai entendu, à l’Opéra d’État de Vienne, des propos orduriers à l’égard de femmes voilées du Golfe persique venues assister à une représentation. Le virtuose Wilhem Latchoumia, originaire des Antilles, a rencontré plus d’une fois des “mélomanes” étonnés qu’il joue bien Chostakovitch alors qu’ils le croyaient né pour se consacrer seulement au jazz. Ces gens n’aiment pas les jeunes des quartiers populaires et des banlieues. Sinon, ils les emmèneraient écouter de la musique en leur offrant des billets. Si l’on persiste sur cette lancée, les salles seront presque – d’ici ou une deux générations – des clubs pour personnes âgées, riches, blanches et ultraconservatrices. Enfin, les gentrificateurs s’imaginent que les artistes sont là pour les servir. Les confidencesque me font divers jeunes interprètes laissent à penser qu’on les regarde comme les despotes éclairés du XVIIIe siècle considéraient leurs chanteurs et leurs maîtres de chapelle. Ils redoutent en permanence d’être confrontés, après les concerts, à des gens qui les méprisent tout en les faisant vivre. En tout cas, le Cercle de l’Harmonie – l’orchestre dirigé par Jérémie Rhorer – ne s’est pas laissé suborner. Il a poursuivi le FMS pour annulation unilatérale de son contrat. La justice lui a donné raison.

Le comportement du FMS à l’égard d’une haute personnalité comme Sir Alfred Brendel, une célébrité musicale mondiale, a été pour le moins cavalier. On lui a signifié sans le moindre ménagement qu’il n’était pas désiré. D’un autre côté, les mêmes retardataires ont fait le nécessaire pour éloigner un public potentiel, constitué d’étudiants, de jeunes actifs et de curieux. Ils leur ont signifié, de cette manière, qu’ils ne souhaitaient pas construire à partir d’eux des générations nouvelles d’auditeurs. Ils ont reproduit ce que Pierre Bourdieu a dénoncé au long de La Distinction. Sans se priver de cracher sur les heureuses initiatives de l’Opéra national du Rhin quand il attire des femmes issues de l’immigration à ses spectacles ou organise des ateliers à destination des adolescents placés sous protection judiciaire.

La situation est-elle la même en France que dans les autres pays d’Europe ? La France est un vieux pays, engoncé dans une histoire qui n’est plus qu’un souvenir inopérant, attaché à une vision du monde défunte, effarée par la globalisation et travaillée par des démons d’un autre âge. Alors que le mariage pour tous a été adopté en l’espace de deux heures par le Bundestag, il a été l’objet de débats interminables à l’Assemblée nationale, discussions escortées de propos immondes et de manifestations grossières dans les villes du pays. En outre, le passé colonial a généré une société où règne une forme d’apartheid. Où sont, à l’opéra et aux concerts, les auditeurs issus de l’Afrique subsaharienne ? On n’en voit pas dans le documentaire que le Suisse Jean-Stéphane Bron a consacré à l’Opéra de Paris. Les seuls colored people présents à l’écran sont les femmes de ménage de l’institution. La situation est la même pour les virtuoses. Le pianiste Abdel Rahman El Bacha, un Libanais chrétien, s’entend régulièrement dire qu’il est étrange qu’il joue aussi bien Prokofiev. Plusieurs organisateurs de concerts ne l’ont jamais engagé. Pourquoi ? Ils le croient venu d’Algérie ou du Maroc …

L’écart entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre ceux qui possèdent et ceux qui n’ont rien n’a fait que s’accentuer durant les tristes quinquennats de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Le dispositif culturel présent en est la victime. Je suis persuadé qu’Emmanuel Macron ne parviendra pas à réaliser ce qu’il souhaite. Il est un chef d’État trop moderne, trop ouvert sur l’étranger et trop intellectuel pour la France. Je suis sorti heureux d’une conversation que j’ai eue avec lui le 25 juillet 2017, durant une soirée d’une trentaine personnes au Palais de l’Élysée. Il n’y a pas eu, depuis Georges Pompidou et François Mitterrand, un président de la République aussi cultivé. Emmanuel Macron connaît bien, ainsi, la littérature autrichienne pour piano du XIXe Siècle. Une telle particularité n’existe plus chez les ci-devant dirigeants socialistes nationaux français qui – mis à part Catherine Trautmann et une poignée d’autres – auront été les fossoyeurs diligents de la haute culture.

En Allemagne et, en tout cas, à Berlin, la situation est inverse. La moyenne d’âge des abonnés de l’Orchestre philharmonique est de 35 ans. La ville est remplie, en plus du réseau institutionnel, de petites salles de concert privées. Notamment dans les quartiers dits branchés de Kreuzberg et de Friedrichshain. Un réparateur de pianos anciens organise des soirées musicales dans un vaste entrepôt où les virtuoses peuvent jouer, le même soir, plusieurs instruments à clavier. Sir Simon Rattle aura, des années durant, tenu des ateliers instrumentaux pour les enfants issus de l’immigration, ateliers menés par des membres de l’Orchestre philharmonique de Berlin. La Philharmonie accueille, au moins une fois par semaine, à 13 heures un concert de musique de chambre pour lequel l’entrée est gratuite. Je pourrais donner nombre d’autres exemples de cette magnifique empathie. Elle a, cependant, une face d’ombre. La musique contemporaine savante n’est pas soutenue, à Berlin, avec toute la détermination souhaitable. En revanche, cette ville est devenue la Mecque des DJ. Je considère, tout comme mon ami Hervé Boutry, que les musiques électroniques sont l’avenir de la musique actuelle. Elles représentent un adieu manifeste à plusieurs siècles de traditions plurielles. Pour revenir à Strasbourg, Thierry Danet – l’homme de la Laiterie – s’est montré sage depuis longtemps. Il n’a jamais été en contact avec ceux que l’on surnomme “les graves”, voire “les gravissime” : une tribu de grincheux malfaisants se croyant toujours à la veille de la Seconde Guerre mondiale et crachant encore sur les apports culturels du Front populaire.

Vous évoquez, dans votre livre, sans trop le développer par la suite « l’immobilisme effroyable d’une ville française – Strasbourg – en matière musicale », une ville que vous connaissez bien. Ce jugement n’est-il pas sévère pour une cité à laquelle est accolée la réputation inverse ? Quelles sont les composantes de cet immobilisme, ses causes également ? Je n’ai pas développé ce thème parce que c’aurait été du gaspillage de matière grise et de papier. Strasbourg n’est pas – et ne sera jamais – le centre de la planète. Mon livre traite d’enjeux d’une taille étrangère à tous les nombrilismes provinciaux, qu’ils soient pyrénéens, auvergnats ou bretons. Je n’avais pas besoin d’analyser la pratique du clavecin dans le Sundgau ! La réputation musicale de Strasbourg n’est plus conforme à la réalité. Elle résulte d’une représentation du monde obsolète. S’il est exact que Wilhelm Furtwängler ou Otto Klemperer résidèrent jadis à Strasbourg, ils n’y sont pas resté longtemps. Cette ville était, dans les années 1910, une cité parmi d’autres de l’empire des Hohenzollern. Rien de plus, rien de moins. Quand on connaît l’organisation de la vie musicale allemande de l’époque, on ne s’étonnera pas que Johannes Brahms ou Richard Strauss se soient produits devant les mélomanes d’une agglomération qui comptait alors environ 200 000 individus. Le poids du passé est, à Strasbourg, un facteur inhibant.

Je me souviens d’une conversation avec une jeune femme originaire de la banlieue parisienne, venue passer quelques jours à Strasbourg. Elle disait : « Toute cette ville est un décor historique. On est au milieu de l’histoire. Comme cela doit être gênant pour les adeptes de la modernité ! » On a utilisé un pareil cadre pour fabriquer une mythologie complaisante sur des bancs de sable. Il explique, indépendamment de raisons financières majeures, que l’éventualité de la construction hypothétique d’un nouvel opéra déplaise ! On veut rester au centre-ville, s’asseoir sur des fauteuils de velours rouge et contempler des divinités en stuc. J’en ai parlé avec Pierre Boulez, trois ans avant sa mort dans sa maison de Baden-Baden. Voilà qui explique aussi que, en son temps, Le Corbusier ne fut pas retenu pour être l’architecte du Palais de la musique et des congrès. Les croquis qu’il avait remis, à cet effet, à Germain Muller, l’adjoint à la Culture de Pierre Pflimlin, furent ressentis comme le travail d’un désaxé. Incroyable, mais vrai !

Nous ne sommes plus, en matière musicale, à l’époque où l’on venait de loin à Strasbourg pour entendre Alain Lombard au pupitre. Des interprètes comme Montserrat Caballé ou Arthur Rubinstein se produisaient là. Un Pierre Boulez d’une cinquantaine d’années dirigeait l’Orchestre symphonique de la BBC dans Berg et Mahler. On se pressait au Palais des Fêtes pour y applaudir Yehudi Menuhin donner la sonate dite “À Kreutzer” de Beethoven. Le niveau de ce temps-là n’a jamais été retrouvé. Il n’est plus qu’un souvenir, un sujet de nostalgie parmi une poignée de mélomanes. D’ailleurs, nombre de Strasbourgeois se rendent désormais régulièrement à Baden-Baden pour y applaudir des interprètes de célébrité planétaires. Ils y croisent les diplomates en poste auprès des institutions européennes, diplomates bien isolés par ailleurs. L’un des représentants permanents de la République fédérale d’Allemagne m’a raconté que, en quatre ans de présence à Strasbourg, il n’a pas été invité une seule fois à titre privé dans une famille locale.

Les manifestations présentées à Baden-Baden ont porté un coup très dur à la vie musicale de Strasbourg. Elles sont désormais une concurrente terrible. En outre, quand il y a 100 € à Baden-Baden, il n’y en a que 20 € dans la capitale alsacienne. Ceci est une constatation, pas un reproche. Si l’on veut aujourd’hui attirer des chanteurs, des chefs d’orchestre et des virtuoses d’envergure mondiale, il faut débourser près de 20 000 € par artiste pour un concert ou une représentation. On n’en a pas les moyens à Strasbourg. C’est ainsi. Ce qui était possible voici quarante ans, au temps d’Alain Lombard, est devenu irréalisable. Sinon et dans le cas d’un festival, on ne peut pas obtenir le maximum artistique en disposant du minimum financier. La parcimonie a, comme tout, ses limites. Elles sont très vite atteintes.

Les composantes et les causes de l’immobilisme musical strasbourgeois ? Une dévotion servile aux institutions, le désir puissant de l’entre-soi, la peur de la modernité radicale. Il est frappant que l’establishment local ne fréquente quasiment pas les concerts avec entrée gratuite qu’organise à un rythme régulier la Haute école des arts du Rhin-Académie supérieure de musique de Strasbourg. Leurs programmes sont, au point de vue intellectuel, une source de fraîcheur. Quant au public de ces concerts-là, des universitaires, des chercheurs ou de simples curieux, il n’achète quasiment pas de billets pour les productions des institutions locales. Il est divers, surtout jeune, sans préjugés. Il n’a rien de commun avec ces couches de population dont le besoin d’être tellement différent du reste de la France s’est transformé en un objet d’étude pour les anthropologues. Fort heureusement, la réforme territoriale et la création subséquente de la Région Grand Est auront marqué la fin d’une récréation n’ayant que trop duré. On ne voit pas pourquoi l’Alsace aurait droit à un régime particulier. C’est un déni de démocratie que de le revendiquer.

Le spectacle de la fausse vertu auquel on assiste me ramène à ce que Thomas Bernhard écrivait sur l’Autriche et dont me parlait mon défunt ami Jean Kahn : les pots de géraniums placés devant les maisons y cachent des horreurs sans fond. En ce qui concerne l’Alsace, il s’agit de la mauvaise conscience liée au souvenir de l’obéissance au nazisme entre 1940 et 1944 et d’un antisémitisme toujours présent. Si Roland Ries, l’actuel maire de Strasbourg, a décidé en 2012 que la tombe de Charles Hueber, l’un de ses prédécesseurs, ne serait plus fleurie chaque année à la Toussaint, c’était pour des raisons on ne peut plus sérieuse. Exclu du PCF en 1929, Hueber avait eu partie liée avec les indépendantistes et les autonomistes de la région. Il avait, entre 1940 et sa mort, collaboré avec l’Allemagne nazie. Autrement dit, il reste des cadavres dans les placards régionaux. Le réalisateur de télévision Michaël Pazdran a été poursuivi devant les tribunaux par des associations de Malgré nous à la suite de la diffusion de son documentaire sur la Division SS Das Reich. Il y avait, parmi les assassins ayant perpétré le massacre d’Oradour-sur-Glane, des Alsaciens. Un point, c’est tout ! Comme par hasard, Pazdran est juif. Les Juifs sont bien placés pour savoir que l’Alsace – ses zones rurales en l’espèce – a été la première région française à soutenir le Front National. Au premier tour des élections présidentielles de 2017, Marine Le Pen a eu 25, 7 % des suffrages dans les deux départements alsaciens. Elle était en tête des résultats.

Pourquoi, à votre avis, une « rébellion contre les metteurs en scène radicaux » est-elle à l’œuvre ? De qui émane-t-elle ? Elle est le signe d’une peur forte devant les changements actuellement à l’œuvre, tel que le mariage pour tous. Elle émane de gens effarés par ceux-ci. Ils sentent, de manière confuse, que leur statut privilégié peut chavirer d’un instant à l’autre. À cette catégorie habillée de rouille appartiennent – entre autres – des mélomanes américains qui ont voté Donald Trump parce que la présence de Barak Obama à la Maison-Blanche leur était insupportable. Ils détestent l’Autre, notamment quand il est metteur en scène. On trouve, en leur sein, des racistes, des réactionnaires, des homophobes scandalisés de voir contesté, comme l’écrivait Mishima, « le principe fondamental de l’hétérosexualité, ce principe ennuyeux, éternel de la voix de la majorité ». Ils s’agitent partout, même à Berlin, pourtant la capitale mondiale de la liberté sexuelle. N’y ont-ils pas récemment conspué Olivier Py, le metteur en scène du Prophète de Meyerbeer, parce qu’il montrait une foule de femmes et d’hommes nus comme des vers ? Voilà un comble absolu.

Ces réactionnaires ne font pas que se gaver avec le saindoux rance du passé. Ils ont eu l’insolence, quand Gérard Mortier a quitté la direction du Festival de Salzbourg, de publier une annonce mortuaire à son sujet dans un quotidien autrichien. Les plus dangereux de ces réactionnaires ont tenté d’exercer un chantage sur Katharina Wagner, la directrice du Festival de Bayreuth. En lui faisant savoir que leurs dons – atteignant en moyenne 50 000 € par individu – ne seraient plus versés si elle continuait à engager des metteurs en scène dits provocateurs. Mais elle n’a pas plié. Ces gens ne viennent plus à Bayreuth. Ils sont enfin remplacés par d’autres, fort différents d’eux. Tant mieux. Pour paraphraser Saint-Just, on ne saurait faire jouir des joies de la liberté les ennemis résolus de celle-ci.

Vous faites une différence entre sens littéral et sens métaphorique dans la mise en scène d’opéra. Que pouvez-vous nous en dire ? Le sens littéral, c’est Tomi Ungerer face à Jean-Michel Basquiat. Pour le premier, un château est un château, un bateau est un bateau, un arbre est un arbre. Ou – si vous préférez – les feuilles de l’arbre sont vertes en été, jaunes à l’automne et absentes pendant l’hiver. Le sens littéral a régné sur les scènes lyriques durant quatre siècles, entre Monteverdi et les années 1950. Mais la photographie, le cinéma, la télévision et les médias expérimentaux ont modifié notre perception. Le sens métaphorique s’est substitué au sens littéral. Un exemple, pris à Tosca de Puccini. À l’origine, le personnage de Scarpia était présenté comme le préfet de police de Rome en 1800. Désormais, il peut avoir les vêtements et les traits de Mussolini ou ceux d’un dictateur d’Amérique latine, s’étant emparé du pouvoir et jetant les opposants en prison quand il ne les fait pas torturer. Ce glissement est intolérable pour une partie du public, frustrée d’être privée de son cher carton-pâte.

Ma fascination pour le sens métaphorique est normale dans la mesure où je ne suis pas intéressé par ce qui relève du sens premier, par ce qui est simple. Cette attitude a suscité entre Eva Wagner-Pasquier, co-directrice du Festival de Bayreuth de 2008 à 2015, et moi un désaccord. J’avais, durant un colloque à l’Opéra de Berlin en avril 2013, déclaré que Bayreuth avait besoin d’un public éclairé. La presse allemande a repris – avec amusement – ma déclaration. Eva Wagner-Pasquier en a été irritée. J’avais pourtant formulé la vérité vraie. Elle m’a ensuite adressé des signes d’hostilité. Mais Katharina, sa demi-sœur, a pris mon parti. Katharina est une adepte du sens métaphorique. Depuis, Eva a été amenée à quitter Bayreuth. Le sens littéral n’y a plus droit de cité. Il a été supplanté par le sens métaphorique. Tant mieux !

La liberté d’un metteur en scène par rapport à une œuvre est-elle absolue ? Oui et non. Oui, au nom du principe de la liberté de création. Non, quand Peter Stein refusa de mettre en scène la Tétralogie de Richard Wagner à Bayreuth parce que Wolfgang Wagner, alors directeur général de ce festival, ne lui permit pas d’installer les protagonistes de cette saga à la place du public et le même public sur la scène. Non, quand les metteurs en scène sont des analphabètes musicaux. Non, quand les metteurs en scène confondent leur vie personnelle avec l’action des ouvrages qu’ils sont chargés de valoriser. Non, quand ils y introduisent des interpolations inutiles ou superfétatoires. Non – tout simplement –, quand ils sont hors sujet. Non, s’ils sont les paresseux dont le baryton François Le Roux, l’une des personnalités interrogées dans mon livre au même titre que Françoise Pollet ou Marek Janowski, se plaint à très juste titre. Il est grand temps que certains metteurs en scène comprennent que les chanteurs ne sont pas des demeurés et qu’ils sont indispensables à l’art lyrique. Avez-vous déjà confectionné une omelette sans utiliser des œufs ?

Il est temps aussi que le public se ressaisisse en faisant travailler ses méninges. Comme disait Gérard Mortier, l’énigme que peut représenter une mise en scène est destinée à susciter, chez le spectateur, un désir réel de déchiffrage. Avoir la possibilité d’assister à une représentation d’opéra est un privilège. Ce n’est pas fréquenter les Galeries Lafayette, où tout est compréhensible du premier coup d’œil. Il devrait, dès lors, exister des écoles des spectateurs. Cette pratique existe déjà dans le domaine du théâtre parlé. Il m’est arrivé, à Berlin et à Munich, de diriger plusieurs ateliers au cours desquels j’ai pu expliquer à leurs participants pourquoi telle production de Turandot de Puccini se déroulait à Pékin au temps de Mao Dze Dong. Ou pourquoi telle autre production du Fidelio de Beethoven avait l’Espagne franquiste comme cadre. Il serait bon, enfin, que les candidats à l’acquisition de comportements réactionnaires passent une soirée ou deux au TNS comme au Maillon. Ces moments-là les mettraient peut-être en phase avec la réalité actuelle.

Quelles réflexions suscitent en vous la récente affaire autour du Carmen mis en scène par Leo Muscato à Florence ? Je suis intéressé, depuis une décennie, par la personnalité de Muscato. Il n’est pas qu’un homme de spectacle. Il est aussi un penseur. Il a étudié la philosophie. Ses idées sur la société actuelle reprennent une tradition dans laquelle Giorgio Strehler ou Luca Ronconi s’étaient illustrés et qui a été anesthésiée par Silvio Berlusconi, le bourreau de la culture italienne vivante. Muscato ne réalise pas que des productions d’opéra. Il a déjà, à son actif, vingt-sept mises en scène de pièces de théâtre parlé. Avec Carmen, il ne fait qu’expliciter le sens fondamental du chef-d’œuvre de Bizet. L’ouvrière andalouse est une tueuse d’hommes, une mante religieuse. Comme le toréador Escamillo lui résiste, elle en vient à liquider don José. D’abord par sa domination psychologique. Don José est un benêt, un infirme dans le monde machiste espagnol. S’oppose à lui une femme aussi redoutable que Bernarda Alba, l’un des personnages du théâtre de Federico Garcia Lorca. Évidemment, la nouvelle de Prosper Mérimée nous montre une Carmen assassinée par Don José. Mais l’écrivain était un adepte de la couleur locale, du cliché pour voyageurs, à une époque où le sens littéral avait une force prescriptrice.

 

© Enrico Nawrath / Bayreuther Festspiele

Pourquoi la mise en scène de la Tétralogie par Frank Castorf à Bayreuth a-t-elle cristallisé tant de haine ? En quoi est-elle emblématique de votre propos ? Le travail de Castorf a exaspéré pour deux raisons principales. La première est que la sexualité des personnages y est présentée sans dissimulation. Wotan copule avec des femmes, dans une chambre de motel, à la vue du public. Erda le gratifie d’une fellation. Elle est la mère de plusieurs de ses enfants, connus et inconnus. La seconde raison vient de ce qu’une partie de Siegfried se déroule à Berlin, sur l’Alexanderplatz. Ce point de jonction de plusieurs lignes de métro, de tram et de bus a été chanté jadis par le romancier Alfred Döblin. S’y retrouvent aujourd’hui des prostitués des deux sexes et autres, des trafiquants, des repris de justice, des errants. Les errants abondent depuis l’été 2015, moment de l’arrivée en Allemagne de centaines de milliers de réfugiés. Autrement dit, Castorf montre que les dieux du Ring sont des malfrats tentant de se cacher derrière un vernis. Cette orientation a mis hors d’elle une partie – plus qu’aisée – du public de Bayreuth. En parallèle, Castorf a fustigé Nicolas Sarkozy et d’autres personnes de son type dans la presse internationale. Il est issu de la République Démocratique Allemande. Il déteste le capitalisme.

Castorf a réalisé un travail scénique dépeignant le monde actuel. D’où mon admiration. Il est forcément détesté par ceux qui s’imaginent que l’argent peut tout acheter, que les artistes sont à leur service moyennant finances, qu’ils doivent les caresser dans le sens du poil. Tel n’était pas le point de vue de l’une des protectrices de ma jeunesse, la milliardaire Anne Schlumberger. Elle considérait que son immense fortune était là, en matière culturelle, pour soutenir avec force une subversion. Anne Schlumberger avait conscience que la haine repose sur tout, sauf sur l’intelligence. J’en ai fait, à ma place, l’expérience. Comme d’autres avant et après. Je pense au destin politique de Catherine Trautmann. Nous avons, elle et moi, les mêmes ennemis. Est arrivé le moment où j’ai été pris en tenaille entre ses propres opposants et une droite anachronique, sinon fascistoïde, qui avait décidé d’empêcher la réalisation de mon projet pour le FMS. Ces gens ont affirmé que j’étais un péril. En vérité, le danger c’était eux. Mais ils ne pouvaient pas s’empêcher d’aller à l’encontre d’une tendance très couleur locale : cultiver une attitude moralisatrice en toute chose.

Vous affirmez : « Vive l’élitisme pour tous ! » N’est-ce pas une chimère ? J’utilise délibérément cette formule pour me démarquer du mépris ressenti à l’égard de la culture de haut niveau par les adeptes d’un socialisme devenu médiocrité, populisme et nivellement par le bas. Si François Mitterrand voyait ce spectacle, il en serait stupéfait. Tout le monde ne peut pas – heureusement – être artiste. Il y a une malhonnêteté sournoise dans les promesses inconséquentes faites à notre jeunesse. La France s’est couverte, cette dernière décennie, d’écoles d’acteurs et de cinéma qui sont autant de fabriques de chômeurs, d’individus appelés à se transformer en personnages déçus, puis frustrés et envieux. Il y a, dans le documentaire de Jean-Christophe Bron sur l’Opéra de Paris, une scène stupéfiante. Elle se déroule avant l’élection d’Emmanuel Macron. On y voit Stéphane Lissner, le directeur général de cette institution, recevoir François Hollande pour une soirée de gala. Le président de la République a, dès sa descente de voiture, un comportement de monarque, une attitude louis-philipparde. Il se réjouit du beau monde présent dans la salle. Stéphane Lissner lui dit sans le moindre ménagement que l’avenir de l’art lyrique dépend uniquement de la nécessité d’y attirer les jeunes des quartiers défavorisés. La scène est admirable.

Les notables de la rue de Solferino ont combattu l’élitisme, notamment dans le domaine de l’éducation. On en mesure, plus que jamais, les suites terribles. Quant à la droite des Sarkozy, Fillon, Wauquiez et autres tristes sires, elle a toujours cherché à fabriquer des individus dénués de toute substance et de tout esprit critique. On en viendrait – ce qui serait un comble ! – à regretter les régimes communistes. Je me souviens d’une discussion de trois heures avec le défunt et regretté Jack Ralite, dans son appartement d’Aubervilliers. Ses voisins étaient des Maliens. On n’était pas dans la Gauche façon 7ème Arrondissement, dont le comportement aura eu des conséquences très graves parmi divers domaines de la vie sociale. Je pense souvent à l’injonction d’Arturo Toscanini : « Soyons aristocrates dans l’art et démocrates dans la vie ».

Quels sont les signes d’espoir ?

Essentiellement quand ils viennent de la jeunesse, non de chevaux de retour acariâtres. On gagne tout à fréquenter la jeunesse. On perd tout – et l’on se perd soi-même – à s’installer parmi les notables. La réussite de Laurent Bayle avec les Orchestres Démos, ces rassemblements d’enfants des banlieues, est un grand signe d’espoir. Le concert donné par Jordi Savall dans la “jungle” de Calais en est un autre. L’organiste belge Serge Schoonbroodt parcourt maintenant l’Europe avec des danseurs de hip-hop issus d’un quartier difficile de Liège. Ils montrent une vertigineuse virtuosité corporelle pendant qu’il joue du Bach ou du César Franck. À l’Opéra de Paris, Stéphane Lissner conduit des actions remarquables en direction du jeune public. Du côté de New York, le metteur en scène d’opéra R. B. Schlather ouvre les répétitions de ses spectacles aux habitants de Chinatown. Dans un village du Doubs, un professeur des écoles présente des extraits de la Tétralogie dont ses élèves sont les protagonistes. Tout n’est pas perdu. Mais il faut empêcher, par tous les moyens, ceux qui ont prévu de nuire de le faire.

On n’a pas levé le petit doigt, au FMS, pour que les publics empêchés puissent s’y rendre. On n’a pas compris qu’il convient d’avoir toujours une ou deux longueurs d’avance. On y trouvait indignes les orientations, prescrites par le ministère de la Culture. Mes propos relèvent-ils de la vengeance ? Non. Ils sont un constat, partagé dans Strasbourg et au-delà. Ils permettent aussi – contrairement à d’autres – que je me regarde avec sérénité chaque matin comme chaque soir devant les miroirs de ma salle de bains. Pour le reste, l’amour que j’ai eu à l’égard de Strasbourg est devenu une aversion pérenne à l’égard de ces grains de sable extrêmement néfastes. Il appartient aux éléments éclairés du public local et aux opérateurs culturels de se soulever contre eux et de se mettre, pour citer de nouveau Jean Genet, à « insulter les insulteurs ». Il n’y a rien de plus urgent.

Quelle Politique culturelle pour demain ? est paru aux éditions Hermann (24 €) editions-hermann.fr

Rencontre avec l’auteur à la Librairie Quai des Brumes (Strasbourg), mardi 13 mars à 19h 

quaidesbrumes.com/  

vous pourriez aussi aimer