À corps perdu

Photo de Vincent Muller

Kamel Daoud a passé une nuit au Musée Picasso : de cette expérience, il a tiré Le Peintre dévorant la femme, réflexion fulgurante et poétique sur le corps. Rencontre avec l’écrivain algérien à la Librairie Kléber de Strasbourg.

Après Zabor1, vous renouez avec une langue magnifique, fluide et emplie de lyrisme…

Ce livre manifeste la jouissance de la langue partagée. En plaçant en son cœur le nu, le corps et l’érotisme, j’avais aussi envie que les choses soient dites clairement. La métaphore est une partie du corps pour la langue, une façon d’exprimer de quelle manière je peux jouir des idées et non uniquement les réfléchir et les penser. Je désirais également que les mots soient simples afin qu’ils puissent se faire oublier. Vous trouvez peut-être ce livre beau à lire ici, mais au Sud, il est utile à lire. Dans le monde arabe, très peu d’écrivains s’occupent de peinture. Je voulais creuser la métaphore de notre malaise vis à vis de l’image et de la représentation.

Vous concluez que « l’érotisme est la religion la plus ancienne, que mon corps est mon unique mosquée et que l’art est la seule éternité dont je peux être certain » : cette dernière phrase du livre en est-elle un éclatant résumé ?
C’est en tout cas une conviction profonde !

Qui peut vous valoir des ennuis2
Le monde qu’on dit musulman est complexe et marqué par la diversité. Il y a de nombreuses opinions, des contradictions, des radicalismes mais aussi des violences et des tensions… sauf que ceux qui parlent, les plus visibles, sont les plus violents. Ce n’est pas parce qu’ils nous interdisent de parler que nous devons nous taire. J’ai le droit de dire ce que je pense. Il y a deux façons de voir. Soit on se soumet à la règle de la menace, laissant certains accaparer le discours. Soit on assume ses convictions. Je fais partie des gens qui pensent que, parce que j’ai une vie unique, j’ai le droit absolu de parler.

Revenons-en au livre qui inaugure une nouvelle collection “Ma Nuit au musée” : le choix de l’exposition Picasso 1932. Année érotique3 était-il le vôtre ?
L’idée de passer une nuit dans un musée est extrêmement séduisante même si on y va, comme moi, sans idée précise en tête. Un espace blanc s’offre à vous, permettant de rêvasser, de méditer sur les choses. J’ai dit oui de suite. Les hasards du calendrier ont fait que l’expérience s’est déroulée pendant cette exposition, mais cela m’a permis de faire aboutir des idées qui m’obsèdent depuis quelque temps.

Un des thèmes que vous abordez est la nudité : n’est-elle pas plus séduisante lorsqu’elle est nimbée de mystère ?

Le mystère est beau lorsqu’il s’agit d’un mystère uniquement, mais pas quand il est le fruit d’une inquisition, d’un dogme, d’interdits sociaux et culturels. Là on est dans la frustration. Que l’approche amoureuse s’accommode d’un jeu de lumières et d’ombres c’est vieux comme le monde, mais que cette lumière et cette ombre soient conditionnées par une culture et des interdits pose problème.

Ce n’est pas propre à l’islam…
Dans ce livre, je parle d’une certaine manière de tous les monothéismes. La chrétienté est passée par ce puritanisme, cette haine du corps. Les religions sont l’autodafé des corps.

Mais en Occident la lumière sur les corps n’est-elle pas trop crue ?
Au Sud, la femme est voilée. Au Nord, elle est voilée par son corps. Dans les deux cas elle est niée. Les canons esthétiques outrageants que je vois ici – dans les publicités, etc. – manifestent ce voilement des corps quotidiens par des corps exaltés et “photoshopés”.

 


Rencontre avec Kamel Daoud animée par So ane Hadjadj à la Fondation Jan Michalski (Montricher), samedi 10 novembre à 18h
fondation-janmichalski.com

 

Paru chez Stock (17 €) editions-stock.fr

1 Paru chez Actes Sud en 2017 actes-sud.fr
 
2 Peu après notre entretien, la tombe du père de l’écrivain a été vandalisée, le jour de l’anniversaire de sa mort, dans le cimetière de Mostaganem

3 Exposition qui s’est déroulée au Musée national Picasso (Paris), du 10 octobre 2017 au 11 février 2018 museepicassoparis.fr

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