Miroirs du monde

Premières – festival co-organisé par Le Maillon, le Théâtre national de Strasbourg et le Badisches Staatstheater Karlsruhe – revient dans la capitale alsacienne pour sa neuvième édition. Les jeunes metteurs en scène européens conviés présentent un état de la création théâtrale.

Après avoir traversé le Rhin l’an passé direction Karlsruhe, les amateurs de nouvelles formes théâtrales venues des quatre coins de l’Europe se donnent rendez-vous à Strasbourg, ville hôte du festival 2014 qui accueillera donc le public allemand du Badisches Staatstheater, nouveau partenaire pérennisant le Festival Premières créé par Le Maillon et le TNS. Jan Linders, directeur de la section Théâtre de l’institution allemande se réjouit de constater qu’au « moment des célébrations du centenaire de la Première Guerre mondiale, une belle coopération transfrontalière comme celle-ci ait remplacé les bombes d’alors. Nos structures de part et d’autre du Rhin se doivent d’aider la mobilité de la jeune création dont le festival est un défenseur important. » Et Barbara Engelhardt, responsable artistique de la programmation, de louer la « force de l’engagement de nos trois théâtres dans un contexte européen qui voit de nombreux pays stopper tout soutien à la création émergeante comme les Pays-Bas ou la Hongrie. » Après Kornél Mundruczó, Sanja Mitrović ou encore Marta Górnicka[1. Lire nos articles sur Disgrâce (Poly n°164), Crash Course Chit Chat (Poly n°158) et Requiemachine (Poly n°158)], artistes révélés durant Premières qui furent par la suite programmés dans les saisons du TNS et du Maillon, les organisateurs poursuivent cet accompagnement. Fabrice Murgia (édition 2010) sera ainsi à l’affiche du Maillon en décembre 2014 avec Daral Shaga (créé au Festival d’Avignon du 21 au 27 juillet), Matthieu Roy[2. Le metteur en scène français créera en Avignon, dans la programmation In du festival, Même les chevaliers tombent dans l’oubli (Peau de Lune), du 14 au 20 juillet. Trois autres anciens de Premières y seront : Gianna Carbunariu (2007) avec Solidaritate du 19 au 27 juillet, Antú Romero Nunes (2008) pour Don Giovanni Letze Party – ein Bastardkomödie du 8 au 11 juillet et Fabrice Murgia] (édition 2009) présentera sa dernière pièce, Martyr de Marius von Mayenburg, au TNS début 2015 et Dániel D. Kovács – dont vous pourrez découvrir Reflex, les 7 et 8 juin au TNS – fera l’ouverture de la saison 2015-16 du Badisches Staatstheater.

Opa übt © Susanna Drescher

Urgence formelle
Cette année, neuf spectacles venus de huit pays (Allemagne, Belgique, Finlande, France, Hongrie, Italie, Lettonie et Suisse) sont réunis. S’y dévoilent la construction d’un langage de plateau issu d’une urgence formelle destinée à atteindre un public soumis à des bouleversements sociaux touchants toute l’Europe : des questions identitaires mais aussi une certaine « déception de cette génération qui a grandit avec une promesse de démocratie et d’évolution progressiste des libertés et des droits, forcée de constater le retour d’un populisme politique qui n’est plus communiste, mais plutôt de droite ultra-radicale », assène Barbara Engelhardt. Ainsi, la polonaise Ewelina Marciniak (Amatorki) s’inspire des Amantes, roman de Jelinek marqué par les carcans sociaux des années 1970, pour conter la violence de la désillusion actuelle des femmes, toujours cantonnées à des rôles secondaires. Le monde se débat aussi à partir d’événements historiques passés : dans Legionnaires, a discussion with fight, le collectif réuni autour de Valters Sīlis se penche sur le sort réservé aux anciens soldats lettons enrôlés de force dans l’Armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale qui s’enfuirent en Suède à la fin du conflit pour échapper aux représailles de l’URSS, dominant leur pays d’origine. Dans une narration à épisodes où sont réexposés les arguments de l’époque ayant conduit à la demande d’extradition des anciens soldats, sont questionnés les manipulations politiques visant à purger les “traitres” mais aussi les processus de décision conduisant à la répression politique et à la désintégration orchestrée de la solidarité nationale en désignant un sous-groupe comme étranger. Un écho direct aux Malgrés-nous comme aux événements déchirant actuellement l’Ukraine.

Legionnaires © Girts Ragelis

L’Autre
Dans cette lignée, Dániel D. Kovács, dans un travail mélangeant corporalité, énergie et chant revient sur les internements politiques en asile psychiatrique dans la Hongrie de 1956. Dans Reflex, règne une suspicion de tous les instants sur le plateau, nous rappelant que ce types de sanctions pernicieuses a encore cours de nos jours. Bien ancré dans son époque, le théâtre questionne aussi la vaine quête du bonheur parfait (What the hell is happening ? de Codice Ivan) dans une savoureuse agit-prop performative, le rapport à la misère et à la prise en compte de la précarité (Dehors d’Antoine Laubin), mais aussi la dissolution des liens familiaux (Past is présent) malgré la surabondance de moyens de communication qui nous entourent. Point de départ de cette pièce, les vidéos familiales d’un documentariste dont Corinne Maier s’empare pour réfléchir sur les fondements de ce qui unit la famille au XXIe siècle : valeurs, culture, géographie…

En Chaque Homme il y en a deux qui dansent

Manque d’air
Seul spectacle français invité, En Chaque homme il y en a deux qui dansent de Vilma Pitrinaite (ancienne élève passée par l’école du TNS) et Thomas Pondevie (élève dramaturge diplômé en juin), reflète un travail sensible de collage de matériaux variés pour trois comédiens. Une confrontation poétique et difficile au Lac des Cygnes (seule Vilma est une véritable danseuse) avant d’entrer dans une réécriture d’Oxygène, pièce réaliste, violente et sordide de Viripaev. Au meurtre du cygne noir succède celui de la mariée par son conjoint, d’un bon coup de pelle avant de fuir en train avec son amante en se shootant pour atteindre des mondes parallèles. Un montage « où les trois comédiens doivent se battre pour avoir les bons rôles dans la pièce qui n’en contient que deux », explique Thomas Pondevie. « Un travail concret et sans naïveté, dans lequel il nous importe de donner corps plus que d’incarner. Une traversée de fictions où l’on sentirait la fatigue des précédentes », un road-trip finissant dans un champ d’absinthe, un amour disparaissant au fond d’un lac, une quête d’absolu, entre liberté et amour fou.

À Strasbourg, à l’Espace Grüber, au Maillon-Wacken, au TJP-Petite Scène et au TNS (en collaboration avec le Badisches Staatstheater Karlsruhe, Le Maillon et le Théâtre national de Strasbourg), du 5 au 8 juin
03 88 27 61 81 – www.maillon.eu
03 88 24 88 24 – www.tns.fr
www.festivalpremieres.eu

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