Le fond de l’air est rouge

Avec J’avais un beau ballon rouge, le directeur du Théâtre de la Manufacture de Nancy, Michel Didym s’attaque à la genèse des Brigades rouges italiennes à travers la trajectoire personnelle de Margherita Cagol et de sa relation à son père. Deux rôles confiés à Romane et Richard Bohringer. Interview.

Pourquoi cette histoire sur les années de plomb arrive-t-elle aujourd’hui dans votre parcours ?
C’est par rapport à toutes les idées politiques qui circulent en ce moment. Qu’est-ce qui nous constitue aujourd’hui ? Nous pédalons la tête dans le guidon. Cette pièce est un moyen d’y voir plus clair sur un certain nombre d’idées, de concepts, de positionnements qui ont longtemps fait foi, crédité par de nombreux intellectuels et artistes. Adolescent, les Trotskistes et les Maoïstes tenaient le haut du pavé et étaient ceux qui avaient intellectuellement le plus à dire. Qu’en reste-t-il ? Lorsque des personnages dans la pièce racontent que la Chine est exemplaire et un exemple à suivre en 1970 et on a l’impression que c’est encore plus loin de nous, que ça date de 1880. Un écart tellement énorme s’est produit même s’il y a encore un tas de choses héritées de ces années de plomb qui polluent le débat intellectuel actuel et empêchent un tas de gens de se positionner clairement. Sur la forme, cette immersion est liée aux rapports très intimes d’un père à sa fille. Quelque chose de bouleversant, d’humain, de privé : des gens qui étaient en train d’essayer d’être les acteurs de leur société et de leur vie, finalement n’étaient que des petits jouets, manipulés comme des pions, pas du tout des acteurs mais des marionnettes. Cela questionne jusque notre actualité : qui est la marionnette de qui ? Où sont-elles ? Seule l’histoire pourra nous l’apprendre et discréditer ceux qui méritent de l’être.

Photo de Michel André Didyme

La question de la liberté est au centre de la pièce : le père est assujetti aux traditions et à l’Église, sa fille esclave d’idées révolutionnaires avec leur corolaire de théories et de jargon…
On est tous modernes, on a envie d’être du côté de la modernité de la fille par rapport au modèle du père mais finalement, il y a quelque chose d’extrêmement italien : comme dans Don Camillo, le maire communiste de la ville tenait à ce que son fils soit baptisé et que sa fille se marie à l’église. Margherita se marrie à l’église au petit matin, pour qu’un minimum de gens soient au courant. Ce sont des nihilistes mais ils ont un rapport à Dieu très fort. On a totalement évacué de manière péremptoire le rapport au sacré et à Dieu. Il y a énormément de civilisation hormis, celles athée comme la nôtre, qui fonctionnent autour de l’idée de Dieu pour lesquelles c’est pas si compliqué que ça ni dommageable au niveau des libertés individuelles. La religion comme opium du peuple, idée tout à fait réelle peut aussi apparaître comme réductrice car finalement, le rapport au sacré est une entrée dans la condition humaine, une façon de la supporter, de vivre son destin d’homme. Il y a parfois un travail de compagnonnage humain important, quasi social effectué sous l’influence de l’église face au règne de l’individualisme par exemple. La religion n’a pas empêché les seigneurs de mépriser les serfs et d’écraser les esclaves. Dans Le ballon rouge, un des moments forts est lorsque les jeunes révolutionnaires remettent en cause la place sociale du prêtre et l’endroit de parole qui est le sien, celui d’une autorité qu’ils ne reconnaissent pas et mettent en doute.

Pour rendre compte en français du patois Trentin parlé par le père, vous avez travaillé avec les traductrices sur un argot très imagé et populaire. Le recours à l’italien traditionnel par la fille se traduit par un français très universitaire…
Très révolutionnaire dans la doxa la plus rigoureuse. Il y a un très beau traitement de la langue rendu par les traductrices Caroline Michel et Julie Quénehen autour du patois italiano-trentinois. Il est très proche d’un parler antique et paysan, créant beaucoup d’intimité entre le père et la fille. Quand elle se radicalise, passant de manifestations étudiantes à des incendies, enlevant des gens puis châtiant des contremaîtres ultra-violents ou des juges d’instruction engagés contre les révolutionnaires, il se produit un retournement : elle refuse cette langue et entre dans la langue de fer, de plomb et de bois du militant qui s’imprègne de Marx et Lénine. Voyant que le PC italien s’engage sur la voie d’une lutte démocratique tentant de remporter une victoire par les urnes, se pose la question du positionnement et des révisionnistes. Ce terme apparaît au départ pour l’affaire Dreyfus, les révisionnistes étant ceux le croyant innocent et voulant qu’il soit rejugé. Ensuite, il a été utilisé par les Révolutionnaires russes pour qualifier ceux qui n’étaient pas dans la ligne. Depuis le terme est resté péjoratif, les révisionnistes ne méritent que la mort. Ces gens pensent que le positionnement politique des gens comme au temps de l’inquisition ! Ici, une lutte féroce avec le Parti Communiste débouche sur une radicalisation totale. L’histoire montre que le PC infiltrait les Brigades Rouges et s’en servaient pour agiter un chiffon rouge pour faire peur et montrer qu’eux étaient quand même plus présentables et respectables. À tout prendre, mieux valait le PC en somme !

Quel est votre point névralgique dans le texte ? Ce qui vous a décidé à le monter ?
La langue de bois des révolutionnaires qui prétendent n’œuvrer que pour le bien de tous. Ces gens qui prétendent faire abstraction de leur propre personne. Cela m’a toujours interpellé dans les discours politiques, de l’extrême droite à l’extrême gauche, ils se positionnent toujours comme une personne au service des autres. Comme s’ils donnaient leur corps à l’histoire ! Pourtant, ce qu’on appelle “le syndrome Napoléon” se vérifie à toutes les époques : la Révolution française avait quelque chose de magnifique mais elle débouche sur Bonaparte qui devient Napoléon. Celui qui s’empare de la tête de la révolution se fait nommer empereur. Ce schéma est le même dans toutes les dictatures africaines communistes, à Cuba, en Corée, en Russie, en Chine même si ça ne se transmet pas de père en fils. Un peu comme en Algérie où les dirigeants doivent être liés au FLN. Sous leur dehors de modernité, c’est en fait très médiéval ! Dans la pièce, Mara se contrefout d’avoir un enfant – sa fausse couche ne l’émeut guère – pour la révolution. Elle vit dans un appartement pourri, sacrifie sa vie personnelle pour la révolution. Cette façon incroyable de se sacrifier pour la cause est dangereux. J’en suis suspicieux et j’aimerai transmettre cette suspicion au public.

Vous racontez-vous l’histoire de ce qu’a fait le père de Mara pendant la guerre ?
Nous y travaillerons au cours des répétitions avec Romane et Richard. Il est avéré que les premières armes des Brigades Rouges sont celles que les résistants communistes leur ont donnés, considérant qu’ils étaient l’avenir. Les plus radicaux ont même entrainé ceux qui entraient dans la lutte armée. Ils avaient donc une formation quasi-militaire comme dans d’autres endroits du globe aujourd’hui pour d’autres religions que le communisme. La filiation est directe entre les partisans de l’anti-fascisme et les Brigades Rouges qui prennent ce nom en hommage aux Brigades partisanes ayant pendu Mussolini.

Ce casting parfait, Romane et Richard Bohringer incarnant le père et la fille de la pièce, était une évidence pour vous ?
J’ai longuement travaillé avec Romane sur un projet qui s’appelle Face de cuillère qui a duré trois ans. Nous sommes devenus très amis. C’était son premier solo, elle qui s’était formé avec Peter Brook. Son père Richard était venu voir de nombreuses fois la voir jouer et me disait aimer mon esthétique et avoir envie de jouer avec elle un jour. Dès que l’occasion s’est présentée avec ce texte d’Angela Dematté, j’ai sauté sur l’occasion. C’était parfait, d’autant que ce sont des personnages très loin d’eux. Richard n’est pas du tout dans les chaussons de ce père attaché aux traditions et à son église. Romane est quelqu’un de très engagé mais loin de la veine de cette Mara Cagol. Le projet nous engageait donc tous les trois esthétiquement, plastiquement et éthiquement. Richard a bien connu cette époque alors que Romane la découvre. Ce chemin commun est intéressant à construire.

Que nous réservez-vous visuellement parlant ?
Je finalise la scénographie qui sera un intérieur italien classique qui évolue vers l’appartement milanais de la fille. Cela évoque la transformation, l’accumulation de savoirs et d’engagement avec l’imprimerie et la fabrication de tract, la contestation avec une armurerie… Tout le talent du scénographe Jacques Gabel, avec lequel j’avais travaillé sur Le Dépeupleur, s’y retrouve.

Vous aviez monté cette pièce de Beckett avec Alain Françon. Quelles traces votre collaboration à vos débuts a-t-elle laissée dans le metteur en scène que vous êtes devenu ?
C’est un maître pour moi. J’ai été formé à Strasbourg par André Engel et Jean-Pierre Vincent[1. Michel Didym est entré à l’École du Théâtre national de Strasbourg en 1980, dans le Groupe 20. Il est sorti diplômé en 1983]. D’autres ont marqué mon parcours de comédien au théâtre ou au cinéma. Ensuite j’ai été assistant de Françon pendant une dizaine d’années. Il a un engagement, une éthique et une façon de faire que j’estime beaucoup. J’ai eu de gros problèmes de santé, côtoyant la mort pendant plus de six mois. Je m’en suis sorti et j’ai décidé de plutôt travailler dans le bonheur, la joie, la comédie… jusqu’à ce que J’avais un beau ballon rouge me tombe dessus. J’aime plus l’humour qu’Alain mais lui m’a appris sa rigueur, le respect des comédiens et l’amour du plateau.

On vous dit grand directeur d’acteurs. Il faut quelqu’un comme cela pour diriger les deux Bohringer ?
Ils sont adorables. Richard a une personnalité tranchée mais il faut simplement chercher à le comprendre. Il a aussi connu la maladie et n’a plus envie d’avaler des couleuvres. Il est radical, très tranché mais c’est formidable ! C’est quelqu’un d’entier. Romane est une femme exquise, une grande travailleuse, modeste, exemplaire dans son engagement artistique qui après 200 représentations de Face de cuillère, le soir de la dernière, demandait encore des notes pour s’améliorer ! Il est très agréable de travailler avec eux. Voir un vrai père et une fille sur un plateau transcendant leur histoire privée autour d’une histoire publique.

À Nancy, au Théâtre de la Manufacture, du 15 au 25 janvier
03 83 37 42 42 – www.theatre-manufacture.fr

À Luxembourg, au Grand Théâtre de Luxembourg, dimanche 27 et mardi 29 janvierwww.theatres.lu

À Épinal, à l’Auditorium de La Louvière, les mercredi 20 et jeudi 21 février
03 29 65 98 58 – www.scenes-vosges.com

À Metz, à l’Opéra Théâtre de Metz Métropole, vendredi 22 et samedi 23 février
03 87 15 60 60 – www.opera.metzmetropole.fr

Aller plus loin : Ils étaient les Brigades rouges, documentaire de Mosco Levi Boucault (14,99 €)www.arteboutique.com

 

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