La disparition

Inlassable explorateur des frontières éminemment poreuses entre bande dessinée et art contemporain, Jochen Gerner procède par addition et soustraction. Entre caviardage et gommage, sa nouvelle exposition nancéienne, Chloroforme Mazout, constitue une passionnante réflexion sur l’image.

En 2002, avec TNT en Amérique, Jochen Gerner frappait un grand coup, renouvelant considérablement le propos, souvent ronronnant, sur la bande dessinée. En recouvrant de noir les pages d’un des premiers albums d’Hergé et en retranscrivant certains mots des dialogues originaux de sa main – il fallait aller « jusqu’au bord du bord de la falaise que représentent les droits, sans tomber » et l’écriture manuscrite de Georges Rémi ne peut être reproduite sans autorisation –, il a réalisé un étonnant portrait de la face sombre des États-Unis. « Mon travail n’est pas contre Tintin, ni pour Tintin, mais sur Tintin. Il s’agit d’une archéologie dont le but est de déceler différentes couches de sens dans l’album » explique-t-il, en nous faisant visiter une exposition où Hergé tient une belle place. Même si Jochen avoue « ne pas s’intéresser à lui plus qu’à d’autres auteurs, il est tellement présent dans l’histoire de la BD qu’on ne peut pas passer à côté. En outre, la ligne claire se prête aux exercices et aux étirements. C’est une pâte qu’on peut aisément modeler. »

Plaisir de la contrainte En parcourant la galerie My monkey, on découvre deux références au père de Tintin avec un Faux faux Hergé (« Histoire de faire croire que j’avais un faux Hergé, signé par un inconnu, mais que j’ai dessiné, en fait ») et une planche du Lotus bleu « réduite à sa structure. Je la trouvais très graphique et souhaitais retranscrire le jeu existant entre horizontales et verticales en ne conservant que son squelette. » Le résultat ? Une œuvre qui évoque l’abstraction géométrique, comme si on avait hybridé Ellsworth Kelly et François Morellet. C’est dans cette dualité d’apparence entre recouvrement (une planche ensevelie à 99% sous l’encre noire) et évaporation de l’existant (une autre gommée à l’extrême) que se situe Chloroforme Mazout. En effet, qu’on caviarde l’image originelle ou qu’on la gratte, le résultat est le même : le support disparaît et un sens nouveau apparaît ou, s’il l’on préfère, le support originel apparaît dans sa vérité, révélée par sa disparition ! Fasciné par les jeux intellectuels qu’autorise la BD – un « champ encore très largement inexploré » – Jochen Gerner est membre de l’OuBaPo (Ouvroir de bande dessinée potentielle), qui est à la bande dessinée ce que l’OuLiPo est à la littérature, dont les membres aiment créer sous une contrainte artistique volontaire permettant à Jochen « d’avancer. Nous sommes une dizaine et chacun œuvre dans sa direction. Certains sont plus mathématiciens, d’autres plus littéraires. Pour ma part, je m’intéresse à l’art contemporain. » Pas un hasard donc, si celui dont le surnom est “Beaubourgmestre” dans le groupe expose ici huit étonnantes planches. La contrainte ? Prendre des classiques de “l’âge d’or” du neuvième art (La Grande menace de Jacques Martin, La Marque jaune d’Edgar P. Jacobs ou encore Zig et Puce millionnaires d’Alain Saint-Ogan), les lire attentivement et en dégager de minuscules détails évoquant d’autres œuvres, le plus souvent contemporaines, redessiner ces derniers, isolés, dans de nouvelles cases. Ainsi croise-t-on, sans surprise, le design seventies de Pierre Paulin chez André Franquin, mais aussi les toiles de Gerhart Richter dans une BD de Jean Graton. Le visiteur explore également les “liens” entre un des plus célèbres Blake et Mortimer et Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock ou Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet. « J’ai voulu mettre en lumière des passerelles invisibles et la relation possible entre deux univers qui se regardent, le plus souvent, en chiens de faïence » affirme Jochen avec comme idée avouée de « refaire, plus tard, toute une histoire de la BD sous cet angle ».

Joie de la libération En mazoutant des supports imprimés préexistants (noircissage de pages entières de Tarzan, d’histoires dessinées populaires de type Elvifrance, de cartes postales, etc.) et en chloroformant d’autres (blanchissage de Tintin ou recadrages extrêmes), Jochen Gerner libère l’image initiale, proposant une nouvelle grille de lecture, laissant loin derrière elle la narration de départ et passant du figuratif à l’abstrait. Véritable alchimiste, l’auteur – avec son œuvre au noir (ou au blanc) – transcende d’innocents papiers, en tirant la substance intime et mettant à jour « les multiples strates et niveaux de lecture existants dans de simples BD, par exemple ». Des cartes militaires évoquent Hans Arp, des motifs proches de ceux de Sol LeWitt jaillissent où on ne les attend pas, une marée noire rappelle les idées de la même couleur de Franquin… Au milieu de la galerie trône, comme un tombeau, une poule noire emplie de dizaines de dessins originaux de l’artiste, méticuleusement passés à la broyeuse… comme une métaphore de Chloroforme Mazout où la dialectique création / destruction est poussée à ses limites extrêmes, donnant un nouveau sens aux “petits Mickeys” trop souvent réduits à leur dimension d’entertainment. En 2008, avec Contre la bande dessinée, Jochen Gerner secouait déjà les esprits : se référant explicitement au Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust, il proposait le premier ouvrage de « critique de la critique » dans le monde de la BD, vision roborative construite à partir de centaines de citations patiemment collectées. Il montre avec cette exposition qu’il est toujours contre la BD. Tout contre.

À Nancy, à la galerie My monkey, jusqu’au 29 mars
03 83 37 54 08 – www.mymonkey.fr
www.jochengerner.com

 

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