Madame rêve : Services de Juliette Steiner au Festival Scènes d’Automne

Services, création de Juliette Steiner © Michel Grasso

Dans le cadre du festival Scènes d’Automne en Alsace, Juliette Steiner crée Services. S’inspirant des cérémonies que s’inventent Les Bonnes de Jean Genet, elle interroge les rapports de domination actuels.

Début octobre à l’Agence culturelle Grand Est, toute l’équipe de la compagnie Quai n°7 est à pied d’œuvre. La jeune metteuse en scène Juliette Steiner ouvre une répétition, un “monstre” d’une heure traversant, en l’état, les deux premiers tiers de la création. Il restera deux semaines de résidence pour parachever Services avant la première, mi-novembre à Illzach. Cinq techniciennes entrent sur scène. Elles sont chargées de faire la mise* de leur spectacle, Les Bonnes de Jean Genet, qui a joué la veille au soir. Malgré un compagnon peu fiable et des galères de nounou, Pat, régisseuse générale, donne le tempo pour ranger, nettoyer le plateau et remettre tout en place pour la représentation à venir, dans quelques heures. On s’ambiance au son d’I want to break free de Queen, chanté à tue-tête. Il en faut des cagettes bleues pour entasser les fleurs en plastique qui jonchent le sol, ramener en coulisses terre et bâches. Tout irait bien si la metteuse en scène ne venait interrompre le bal des petites mains. Depuis le spa où elle se détend avec les comédiennes, elle s’inquiète de l’avancée des préparatifs, comme des retours critiques de la veille et du nombre de kombuchas que Pat a prévu dans les loges. La régisseuse rassure, avale les remarques et le dédain perceptible avec lequel elle semble traitée, glissant tout de même une remarque sur l’état lamentable dans lequel les loges ont été laissées la veille.

Se créer des exutoires par le jeu

Juliette Steiner s’empare de ce qui lui plaît dans la pièce de Genet : une description des rapports de servitude, dans lequel des bonnes font les tâches que d’autres paient pour ne pas faire (Madame et Monsieur, ce dernier étant absent). Elles remettent en place et nettoient la demeure. Mais ce qui la fascine, c’est surtout qu’en l’absence de Madame, les sœurs domestiques créent des cérémonies durant lesquelles elles mettent en scène leur statut, bravent leur condition et tentent ainsi de se sublimer. Dans Services, les techniciennes font face, à leur échelle, au mépris et au manque de considération d’une metteuse en scène abusant de son petit pouvoir. Leur Madame à elles. Chacune la singe, tour à tour, en revêtant des accessoires et des masques en voile qui ne sont pas sans rappeler les visages maquillés que les Mexicains peignent sur des structures de métal. Dans les moments qu’elles s’offrent, à l’abri des regards du public, avant ce spectacle dont elles sont les rouages essentiels, Madame change d’apparence au gré des abcès qui se percent et se déversent. Elle gagne en cruauté quotidienne, en snobisme puant et en méchanceté gratuite. Dans une scénographie de modules et d’objets activables à l’envie au fil des performances imaginées dans ces versions successives de la figure d’autorité, les mécanismes d’asservissement sont mis au jour. Comme le lot de petits renoncements et de grandes lâchetés gangrénant les membres d’une équipe liée par ses savoir-faire. Se fabriquent en direct des musiques avec les sons provenant de ce qui est réuni sur scène, les lumières du spectacle sont détournées et chacune se sert dans les costumes tout juste sortis du pressing. L’éphémère et (faussement) improvisé spectacle qu’elles se créent paraît bien plus riche, dans les potentialités de liberté émancipatrice qu’il ouvre, que la version des Bonnes qui les réunit.

Avec l’auteur québécois Olivier Sylvestre qui ajuste le texte au fil des répétitions, la directrice artistique de Quai n°7 ne se contente pas de cette situation de domination déshumanisante. Ils exposent ainsi les failles séparant les techniciennes et entravant leur lutte commune : le directeur du théâtre prévient la metteuse en scène qu’il se passe quelque chose d’anormal, entraînant des décisions irréparables. Si toutes subissent des pressions – même Madame, finalement – doivent-elles accepter d’être ainsi traitées pour permettre à une œuvre théâtrale d’être jouée ? Ou peuvent-elles faire bloc, quitte à saborder le spectacle pour lequel elles sont embauchées ? Quel sens, alors, donner à l’art et quel rôle joue-t-il dans leurs vies ? Autant de questions qui traversent une pièce née de l’envie, pour Juliette Steiner, « de balayer devant ma porte à moi, de me dire ce qui me guette si je n’y prends pas garde, de regarder la Madame que je pourrais devenir. Notre génération bénéficie de brèches ouvertes par les précédentes, mais nos aînées ont dû sacrément se battre pour les créer et s’imposer dans un système de domination étouffant. » Reste à construire une fin flamboyante, acmé d’une prise de pouvoir par l’imaginaire et le collectif.


À l’Espace 110 (Illzach), vendredi 12 novembre puis à La Comédie de Colmar, jeudi 18 et vendredi 19 novembre, à l’Espace 13e Sens (Obernai), vendredi 17 décembre, au Nouveau Relax (Chaumont), jeudi 27 janvier 2022, à La Coupole (Saint-Louis), samedi 12 mars 2022 et à La Filature (Mulhouse), mercredi 11 et jeudi 12 mai 2022
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