Au pays des soviets

Thierry Wolton © Jean-François Paga

Auteur d’une monumentale Histoire mondiale du communisme l’essayiste Thierry Wolton a écrit trois volumes engagés : Les Bourreaux, Les Victimes et Les Complices. Anticommuniste épidermique comme l’on affirmé certains ou observateur lucide grattât où ça fait mal ? Nous avons rencontré le récent lauréat du Prix Jan Michalski pour faire le point. Entretien fleuve.

 Votre Histoire mondiale du communisme en trois volumes est un “essai d’investigation historique” : comment définir les contours du genre ?  En premier lieu, il s’agit d’un hommage à L’Archipel du Goulag que Soljenitsyne présente comme un « essai d’investigation littéraire ». Mon Histoire est une recherche historique qui ne prétend pas révéler des faits, mais de les rassembler pour les mettre en perspective, et les expliquer. Le terme d’essai doit être pris ici au sens de tentative de compréhension du phénomène communiste de la manière la plus globale possible ; une première ouverture en quelque sorte dans laquelle d’autres auteurs devraient s’engouffrer, comme je l’espère. Il y a encore tant à dire sur cette histoire tronquée par la mémoire collective.

Pourquoi avoir voulu écrire une telle trilogie après Le Livre noir du communisme (1997) coordonnée par Stéphane Courtois ? Qu’apporte Une Histoire mondiale du communisme au propos ? Les deux livres sont très différents. L’ouvrage de 1997 rassemble des universitaires qui racontent la répression dans les pays communistes, chacun selon leur spécialité. Mon Histoire est un récit d’auteur – j’insiste sur l’aspect récit – qui privilégie les acteurs de cette histoire, l’homme en somme, qu’il ait été bourreau, victime ou complice comme l’indique les sous titre de chaque tome. J’embrasse tous les aspects de la vie sous le communisme : politique, économique, sociale, on y plonge dans les arcanes du pouvoir comme dans les affres de la vie quotidienne de l’homocommunistus, il y est question de souffrances comme d’humour (avec ces blagues propres aux régimes totalitaires qui permettent de supporter par la dérision les pesanteurs du réel), sans oublier le rappel des multiples résistances au système qui ont finalement conduit à son échec. Bref, cette histoire mondiale est la première du genre, il n’existe aucun équivalent dans le monde. Comme je le dis souvent il fallait bien que quelqu’un s’y colle puisque le communisme est l’histoire du XXe siècle. C’est ce que j’ai tenté de décrire dans ces trois livres complémentaires, c’est à dire indépendants les uns des autres, pour offrir un tableau aussi complet que possible de ce passé.

 

 

Au fil des trois volumes, vous battez en brèche une idée encore très présente dans les esprits : la philosophie développée par Marx et Engels est d’essence humaniste – pour simplifier – mais c’est son application qui a engendré des catastrophes. Pour vous, cette philosophie est intrinsèquement néfaste : en quoi ? L’erreur des maitres penseurs du communisme réside principalement dans leur déterminisme historique, c’est à dire dans cette prétention de croire qu’il existe une voie unique pour l’humanité, chargée de la conduire au nirvana communiste. Si vous prétendez détenir la vérité et le sens de l’histoire vous êtes dés lors tenté de nier aux autres le droit de penser autrement. Il y a là l’esquisse d’une pensée totalitaire. J’ajoute que la responsabilité de Marx et Engels dans les crimes du communisme n’est pas à négliger même si, bien sûr, ils ne sont pas responsables de ce qui s’est passé après leur mort. Il n’empêche, l’une des phrases clefs du Manifeste de 1948 – « La lutte des classes est le moteur de l’histoire » –, est lourde de conséquence. Elle a été interprétée par leurs disciples comme une nécessité pour avancer dans l’histoire. C’est au nom de la lutte des classes et en ce seul nom que des dizaines de millions d’êtres humains ont été sacrifiés sur l’autel du communisme tout au long du XXe siècle. J’invente d’ailleurs le néologisme de “classicide” pour qualifier tous ces crimes car comment comprendre autrement les meurtres de masse de paysans, d’intellectuels, de bourgeois, de prêtres et y compris de membres des PC. La Roue rouge du communisme, pour reprendre l’expression de Soljenitsyne, a été mue par la lutte des classes, qui a tout écrasée sur son passage.

À vous lire, l’idéologie communiste peut être considérée comme une religion dans les pays où elle fut appliquée : quelles en sont les manifestations ? Peut-on dresser, en ce sens, un parallèle avec le Troisième Reich ? Raymond Aron a parlé de religion séculière à ce propos : le culte du chef / dieu, le parti/église, les cadres communistes  / les prêtres, les directives du parti / les encycliques, les classiques du marxisme / les écritures saintes, les héros du communisme / les saints de l’église, les purgés / les excommuniés …etc. D’autre part, il n’y a pas de parallèle à faire avec le Troisième Reich puisque c’est le régime nazi qui s’est inspiré du communisme au pouvoir, qui en a copié les rites et les méthodes. Cela fait parti de la gémellité des rouges et des bruns que je décris dans les tomes 1 et 3.

 

 

 

Aujourd’hui la Corée du Nord est sous les feux de la rampe. Malgré l’affirmation ressassée ad nauseam par les médias qu’il s’agit du dernier État communiste de la planète, il n’en est rien, à mon avis. Qu’en pensez-vous ? L’idéologie juche et ses dérivés successifs sont-ils vraiment à classer dans la case “communisme” ? Contrairement à vous je pense que la Corée du nord est un vrai pays communiste, une sorte de Jurassic parc du système dans le sens ou le régime est resté bloqué à la phase totalitaire intensive par laquelle tous les régimes du genre sont passés pour écraser la société (ce que j’appelle la guerre civile permanente) avant de passer au totalitarisme de basse intensité une fois l’homocommunistus réduit à quia. C’est ainsi que Khrouchtchev a succédé à Staline, que Deng Xiaoping a pris la place de Mao par exemple, pour prendre les deux régimes communistes les plus importants. L’aspect nationaliste du régime nord-coréen a, lui aussi, rien d’original. Le national-communisme a toujours caractérisé les régimes marxistes-léninistes, car la faillite de l’idéologie est très vite apparue, amenant les populations concernées à ne plus croire vu le désastre de leur vie quotidienne. Il a donc fallu trouver un autre carburant pour les faire avancer, pour les mettre en rang, ce fut le nationalisme. L’URSS stalinienne, la Chine maoïste, le Cambodge khmer rouge entre autres, en offrent autant d’illustration. Le népotisme de la famille Kim et leur idéologie juche en sont des avatars.

Revenons-en à votre Histoire mondiale du communisme… Après les deux premiers volumes (Les Bourreaux et Les Victimes), vous publiez aujourd’hui Les Complices qui clôt cette trilogie. Comment expliquer la fascination des intellectuels pour le communisme ? La responsabilité revient à Lénine qui, désolé de voir que le prolétariat ne voulait plus briser ses chaines pour faire la révolution et renverser le système d’exploitation capitaliste, comme Marx et Engels l’avaient prédit, le leader bolchevique a donc décidé de créer un parti de révolutionnaires professionnels pour prendre le pouvoir et instaurer la dictature du prolétariat, phase initiale du projet communiste. Ce parti de révolutionnaires professionnels est l’affaire d’intellectuels petit-bourgeois dont Lénine, Mao, Castro et la plupart des responsables communistes dans le monde ont été de dignes représentants. Le marxisme-léninisme – deux termes inséparables selon moi – replace ainsi les intellectuels au cœur de l’histoire, un rêve qui date de Platon : le sage chargé de guider l’humanité. De plus, le déterminisme historique marxiste dont j’ai parlé donne la boussole, la direction à prendre. Aron a parlé de l’opium des intellectuels à propos de l’idéologie communiste, j’ajoute qu’elle est aussi leur orgasme intellectuel. Faire le bonheur du peuple malgré lui, quoi de plus exaltant !

 

 

Pourquoi s’est-elle développée de manière privilégiée en France ? Y a-t-il une exception française dans ce domaine ? Le culte de la Révolution française, sur lequel tous les régimes communistes ont “surfé” comme on dit, pour faire croire à une légitimité populaire du système – la prise du pouvoir a toujours été le fait de minoritaires soit par un coup d’Etat comme Lénine en 1917, soit au terme d’une guerre civile comme Mao en 1949, soit encore à l’issu d’une lutte de libération nationale comme Hô Chi Minh pour ne prendre que ces exemples –, ce culte de la révolution a donc joué un grand rôle dans l’attrait de nos intellectuels pour ces régimes. S’y ajoute le culte de l’engagement politique dont l’affaire Dreyfus a été l’emblème, quelques années à peine avant octobre 1917. Le vrai intellectuel est celui qui s’engage croyait-on à l’époque. Les chemins qui ont mené les intellectuels au communisme ont toutefois été divers : le pacifisme pour Romain Rolland qui a cru que le communisme serait le meilleur rempart contre le nazisme alors que les rouges et les bruns allaient finir par s’allier avec le Pacte de 1939, ou encore le christianisme pour André Gide qui pensait que l’égalitarisme communiste pouvait réaliser la promesse christique des derniers qui seront les premiers au paradis. Pour Gide, l’épreuve de la réalité soviétique, avec ses inégalités flagrantes, a été fatale. Il est revenu d’URSS en 1936 complètement désillusionné ce qui lui a valu une haine féroce et éternelle des communistes.

« Il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » : comment percevez-vous cette phrase devenue presque un adage ? Je plains la conscience de ceux qui ont proféré pareille ânerie, si tant est qu’ils aient une conscience. Sartre n’a pas été le pire des intellectuels engagés mais l’un des plus tardifs si l’on veut bien se souvenir qu’au début des années 1950 il était traité par Moscou de « hyène dactylographe ». Malheureusement, il s’est par la suite ridiculisé car son compagnonnage a commencé puis s’est confirmé au moment où les plus lucides de ses semblables ont rompu, notamment a cause de la répression de la révolution hongroise de 1956. Aron, lui, n’a pas dévié, il a même sauvé l’honneur des intellectuels français au moment où ils étaient si nombreux à être aveuglés par les lueurs venues de l’Est. Il est d’ailleurs significatif que plus l’intelligence s’est éteinte à l’Est plus ceux qui se réclamaient ici du siècle des Lumières ont été fascinés. Il y a dans l’engagement pour le communisme une forme de négation de l’intellectuel, une haine de soi dirais-je, qu’il faudrait creuser pour bien analyser ce phénomène d’hystérie quasi collective. D’abord parce que l’intellectuel qui s’engage perd sa qualité propre : on ne lui demande plus de réfléchir, mais d’obéir. Ensuite parce que l’intelligence a toujours été combattue par les régimes communistes : les lettrés au sens large ont été parmi les premiers sacrifiés. Enfin parce que la dictature du prolétariat n’a au fond rien à voir avec le gouvernement des sages cher à Platon. Ode délirante à Staline de Paul Éluard, poèmes extatiques d’Aragon rendant hommage à la GPU, scientifiques qui relaient les théories de Lyssenko… Toutes ces pages noires, rouges plutôt, de l’intelligentsia française sont moralement honteuses.

Le compagnon de route– expression de Trotski – et l’idiot utile ont permis au communisme d’irriguer la société occidentale : quelle définition donner de chaque catégorie ? Quels ont été leurs rôles respectifs ? Le compagnon de route désigne toute personne qui se met volontairement au service de l’idéologie sans pour autant adhérer au parti. Trotski disait que le problème des compagnons de route était de savoir jusqu’où ils étaient prêts à suivre le PC. L’idiot utile est celui que les communistes peuvent utiliser pour tel ou tel aspect de leur propagande en usant de leur naïveté pour les mobiliser. Edouard Herriot qui nie dans les années 1930 la réalité de la famine organisée qui frappent l’URSS pour liquider les paysans (de 3 à 6 millions de morts selon les estimations) est l’un des plus emblématiques idiots utiles français. Mitterrand a fait de même avec Mao à la fin des années 1950, toujours à propos de famine, lorsqu’il a rapporté benoitement les paroles du Grand Timonier niant la mort de dizaines de millions de paysans chinois (de 30 à 50 millions selon les estimations ). Dans une moindre mesure, mais tout aussi significativement, un homme politique comme Jean-Pierre Raffarin qui se fait volontiers de nos jours le porte parole de Pékin peut-être qualifié d’idiot utile. En tout cas il est certain que les dirigeants chinois actuels le considèrent comme tel.

Vous rappelez aussi l’accueil de l’œuvre de Soljenitsyne en Occident : quel fut-il ? L’Archipel du Goulag paru en 1973 est la grande rupture. Ce témoignage bouleversant sur le système concentrationnaire soviétique a non seulement tué l’espérance mais surtout montré où elle menait, à l’enfer. Insupportable pour certains. Je ne parle pas des communistes mais d’une partie de la gauche démocratique qui avait fini par épouser les paradigmes communistes pour diverses raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici. Un journal comme Le Monde par exemple, qu’on ne saurait soupçonner de pro-communisme, a mené une insidieuse campagne de calomnies contre Soljenitsyne car ce dernier a eu le tort de dire, entre autres, que le système démocratique capitaliste valait bien mieux que tous régimes communistes du monde. Je grossis un peu le trait, mais c’est le fond du problème. Alors on a fait de Soljenitsyne, ce témoin incomparable de l’histoire du XXe siècle, un réactionnaire afin de mieux pouvoir rejeter son témoignage. Cela n’a pas marché puisque l’écrivain a gardé sa stature de géant, et que ses adversaires paraissent à cette aune des Lilliputiens.

 En quoi l’aveuglement face au maoïsme dans les années 1970 paraît “moins grave” que celui qui a prévalu à l’époque de Staline ? Moins grave je ne sais pas, plus ridicule sans aucun doute car entendre des intellectuels ânonner le Petit livre rouge de Mao, un tissu d’inepties et de fadaises, avait quelque chose de comique. Cela dit, glorifier le Grand Timonier alors que la Révolution culturelle faisait table rase de la culture chinoise, revient à ce que je disais sur la haine de soi des intellectuels. Heureusement, la crise maoïste a durée moins longtemps et a touché moins de “belles âmes” que le stalinisme des années 1930-1950, et ceux qui sont tombés dans ce piège ont en général réussi a s’en sortir assez vite alors que le stalinisme a continué à empoisonner les esprits même après sa disparition. Par exemple, la notion de “bien” attachée à toute pensée de gauche et de “mal” qui colle à toute pensée de droite est un héritage de la dichotomie du monde imposée à l’époque du stalinisme triomphant.

Vos évoquez un « négationnisme communiste ». Qu’entendez-vous par là ? Nier l’ampleur de la Shoah, contester l’usage des chambres à gaz nazies est interdit. Ce négationnisme là n’a pas droit de cité et c’est heureux même si ce n’est pas à la loi de faire l’histoire, mais cela est un autre sujet. Alors pourquoi permettre que les crimes communistes soient minorés, pourquoi ne pas condamner ceux qui disent que le mot Goulag est une arme utilisée par le capitalisme pour faire passer ses propres crimes au second plan. De tels propos ont été tenus par de soit disant intellectuels sans que ceux-ci ne soient définitivement disqualifié, comme l’est Faurisson. C’est cela le négationnisme communiste. J’ajoute que l’ampleur du crime communiste n’a toujours pas été prise. Il s’agit d’un mécanisme de défense collectif. Si l’on admet que le communisme est le système politique qui a fait le plus fait de dégâts humains de toute l’histoire de l’humanité cela implique que tous les témoins de cette époque – bourreaux, victimes, complices ou même simples indifférents –tout ceux-là sont donc quelque part responsables de cette tragédie. Voilà qui est insupportable pour la conscience. Je suis convaincu que l’Histoire finira par placer ce drame à la première place qui lui revient parmi tous les innombrables drames de l’humanité. Mais pour ce faire, il faudra que tous les contemporains des faits, vous, moi, vos lecteurs, ne soient plus là. Alors ce problème de conscience collective ne se posera plus et la réalité historique s’imposera.

 Une Histoire mondiale du communisme est parue chez Grasset (33 € chaque volume)

grasset.fr

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