La Patrie ou le Voile

© Jean-Louis Fernandez

Blandine Savetier s’attaque au roman Neige d’Orhan Pamuk, prix Nobel de Littérature en 2006. Une plongée politique dans l’Est de la Turquie, sur les traces de K, poète exilé s’intéressant à de mystérieux suicides de jeunes femmes voilées, autant qu’à son amour de jeunesse.

Depuis 2005, l’actualité a rattrapé l’imaginaire de Pamuk. Comment les événements (Printemps arabe, conflit syrien, indépendantisme kurde…) ont-ils pesé sur la création de la pièce ?
Neige est un roman prémonitoire. Ce qu’il a vu il y a plus de dix ans, ce sont les prémisses d’un islam politique, sans savoir ce que cela allait donner, à l’image des Turcs. En Erdoğan, les gens ont cru à cet islam démocrate, une espérance qui a été dévoyée depuis. Il a arrêté les coups d’état de l’armée, a d’abord choisi de se tourner vers l’Europe qui n’en voulait guère. Puis les choses ont dérapé jusqu’à la répression actuelle.

Comment transposez-vous ou désamorcez-vous ce piège tendu par l’omniprésence de la neige dans le roman ?
C’est en effet un vrai piège qui n’est pas encore résolu. Je sais ce que je souhaite depuis fort longtemps mais les contraintes financières et les normes relatives aux matériaux non-inflammables rendent cela compliqué et très cher. J’ai une structure imposante qui prend un temps fou à rendre viable, à ajuster… Je rêve que ma scénographie soit baignée de cette poudreuse blanche. On va y arriver mais pas avec autant de matière que je voulais. On a bien essayé de la remplacer, mais je n’en peux plus de voir au théâtre des tapis de danse blancs et des bâches. L’espace ressemble à une forteresse car je ne voulais rien de réaliste : le roman ne cesse de changer d’endroits, d’un intérieur à un extérieur. La neige plonge K dans un état de mélancolie intérieure, un rapport poétique au monde et au divin.

Vous avez tourné deux films, l’un à Kars et l’autre à Paris…
Nous avons filmé principalement la neige à Kars. Je cherchais des images déréalisées, quelques plans simples de la ville où nous n’avions pas l’autorisation de filmer. Elle était recouverte de neige, pas tous les jours mais par bourrasques qui fondaient sous un grand soleil avant de revenir le lendemain ! Ce sont autant d’arrière-plans mentaux qui seront projetés sur les écrans de scène au moment des transitions. À Paris, nous avons filmé le coup d’état du roman, La Patrie ou le voile. Depuis les attentats du Bataclan, je ne me vois pas sortir des mitraillettes en pleine représentation et faire comme si on tirait sur la foule. J’avais dans l’idée une chose narrative : quelqu’un racontant qu’une balle est arrivée dans le front d’untel, jouant avec le public… Un moyen de déjouer la fausseté d’un réalisme théâtral dans lequel de toute façon, même en tirant sur le public, il ne va pas mourir ! C’est tout le temps faux !

Cela pourrait-être une convention comme une autre que le public partage avec les comédiens et accepte de croire ?
Bien entendu, c’est ce qu’a fait Ivo van Hove[1. Dans sa dernière pièce, Les Damnés, un personnage mitraille le public avec une arme automatique]. Mais je trouve qu’il ne fait que jouer avec une chose provocante qui ne l’est pas forcément vraiment. Ce n’est qu’un coup, ce ne sera jamais aussi bien qu’en vrai. Comment rendre compte de ça au théâtre sans tomber dans l’illustration, une chose que je trouve assez bête ? C’est très violent mais et alors ?
Waddah Saab, dramaturge. Nous avons découpé le roman en deux parties. K est central mais à partir du moment où a lieu le coup d’état, le théâtre prend le pouvoir.

Blandine Savetier. Il s’agit pour nous de rendre compte de ce théâtre, comme dit Sunay Zaim (personnage de comédien auteur du « coup d’état d’opérette », NDLR) qui « agit sur la vie ». C’est le moment où l’on traverse la frontière entre fiction et réalité : un des credo de la performance. Le spectacle d’Angélica Liddell où elle se scarifie sur scène[2. Lire Hells Angélica autour du spectacle La Casa de la Fuerza dans Poly n°151] franchit la frontière de la fiction. Elle nous prend en otage. Ce n’est pas un théâtre qui me fascine, mais il existe. Je sais à quel endroit cela travaille : à celui où on prend en otage les peurs et l’imaginaire du spectateur. L’imaginaire ne fonctionne plus car l’image est trop forte, ne nous laissant comme choix que d’être soit dans la pitié et la compassion, soit dans l’opposition. Cette émotion est créée par une image qui choque : mais cela nous fait-il réfléchir ? Pour revenir à Neige, Sunay Zaim interroge la question de l’art de la performance et l’engagement de l’artiste. Est-il plus engagé parce qu’il agit directement sur le réel ? K a une autre position : il choisit d’agir sur l’intelligence des gens et non sur la force. On n’émancipe pas par la force armée et l’autorité dictatoriale, alors que Sunay Zaim dit en quelque sorte qu’il vaudrait mieux une bonne dictature qu’un islam qui arriverait par la voie démocratique. Tant que religion et politique ne seront pas séparées, tant que les textes de l’islam ne seront pas réinterprétés, on ne pourra jamais arriver à un islam modéré et démocratique. Les échos avec la Turquie actuelle sont grands : une bonne partie de ceux qui ont dû soutenir Erdoğan au début doivent se dire qu’il dévoile son vrai visage avec la répression forte qui est en place.

Le coup d’état d’opérette ne fonctionne pas, K est rattrapé par la violence dénoncée sous toutes ses formes…
Blandine Savetier. Pour moi Pamuk défend le poète, l’Art et se fiche du politique.
Waddah Saab. Mais il nous laisse la marge de manœuvre pour interpréter qui est Sunay Zaim et ce qu’il fait. Et nous tenons à ce que tous les personnages soient défendus. Certaines questions envoyées par Sunay Zaim sont des bombes : comment peux-tu accepter que nos sœurs soient forcées à se voiler ? Que des poèmes soient déclarés impies, nous qui avons lu Sartre et Zola ? Autant d’interrogations adressées au public aujourd’hui. De quel côté êtes-vous ?
Blandine Savetier. Mais nous ne cherchons pas à y répondre, nous laissons la chose ouverte. Je pense que Pamuk a une réponse intime, qui doit être mouvante, comme pour nous. Au fond, sa réponse ultime est de rester au plus près de son écriture et de se grandir comme écrivain. Je pense qu’il comprend que le mouvement que nous avons nommé le Printemps arabe est quelque chose qui est en marche mais qui prendra des dizaines d’années. À nous aussi de garder une certaine distance car ces peuples n’ont peut-être pas envie d’un monde de dictature de la consommation comme le nôtre.

Puisque vous ne voulez pas d’une représentation ultra réaliste de la violence, comment gérez-vous les tirs par balles, les pendaisons, les bouteilles d’acide avalées pour se suicider, la répression sans retenue de la police…
Les suicides sont par exemple narrés par les parents dans le roman. Je conserve cette forme de témoignage correspondant à l’enquête de K. Les morts en direct dans une scène ne doivent pas être occultées. Tout ce qui est agissant doit être fait et respecté. La police qui matraque tout azimuts sera aussi montrée au plateau car c’est l’irruption de la violence dans les scènes.

La question de la foi et de la liberté sont assez subtilement traitées dans le roman. K est un laïc qui a des croyances, qui reste laïc par conviction…
Blandine Savetier. L’inspiration poétique est de l’ordre du divin car elle nous tombe dessus en tant que personne humaine. C’est ainsi qu’elle rejoint la liberté mais aussi la solitude. Il faut être fort pour se gouverner complètement seul, sans un Dieu au-dessus de notre tête. On est livré à soi face à ses pulsions, ses forces inconscientes…
Waddah Saab. C’est la question de l’Art et de la création face à la foi et la liberté.

Pamuk semble nous dire que nous avons besoin de plus d’individus dans les communautés, que de communautés qui écrasent l’individu…
Blandine Savetier. Exactement. C’est la position de Pamuk…
Waddah Saab. … qu’il exprime par le biais de K. C’est au cœur du conflit entre tradition et modernité en Turquie comme ailleurs. La trilogie foi / amour / création est au cœur du roman, traitée sous des angles différents par de nombreux personnages.

Au Théâtre national de Strasbourg, du 1er au 16 février
www.tns.fr

Au Théâtre des Quartiers d’Ivry, du 18 au 28 mars
www.theatre-quartiers-ivry.com

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