Les Mains vides

Ciseaux, Papier, Caillou © Elisabeth Carecchio

« Né au théâtre au TNS » à la fin des années 1980[1. Après un cursus aux Arts déco, il intègre, en 1987, le Groupe 25 de l’École du TNS dans la section Décoration], Daniel Jeanneteau y revient accompagné de sa collaboratrice artistique depuis près de 10 ans, Marie-Christine Soma. Ciseaux, papier, caillou exprime avec poésie et retenue le tragique du quotidien d’un homme détruit par nos sociétés.

« Il est très rarement aisé d’être vivant. La poésie peut souvent embrasser et la joie et le désespoir que l’on éprouve quand on croit que vivre c’est savoir, que savoir c’est dire, que dire c’est se faire entendre et que se faire entendre est impossible. » « Et pourtant… » rajoute Daniel Keene, auteur de cette pièce acérée et intense. Ciseaux, papier, caillou est d’une actualité cruelle et d’un réalisme confondant : un tailleur de pierres est au chômage depuis 18 mois. Privé de tout rôle social, il n’est plus que l’ombre de lui-même pour sa femme et son adolescente de fille, ressassant sans cesse ses souvenirs d’équarrissage dans la carrière qu’il allait observer, enfant, avant d’y officier plus tard.

C’est au Studio-théâtre de Vitry[2. www.studiotheatre.fr] que Marie-Christine Soma l’a découvert en “Comité des lecteurs” avant de le proposer à Daniel Jeanneteau. « Nous sommes tous les deux issus de milieux ouvriers », rappelle-t-il. « Ce texte a résonné en nous, par sa poésie, la dignité du personnage principal mais surtout l’absence de misérabilisme et de dénonciation du système qu’il proposait. » À Marie-Christine les lumières et la vision globale de la mise en scène, à Daniel la scénographie et le détail du jeu.

Le poids des choses
L’écriture sèche et dépouillée de Keene forme des dialogues courts dans lesquels ce qui est tu importe autant que le peu qui est dit. Exigence donc d’habiter les pauses, les silences, les absences pour ce qu’ils sont : essentiels. Un défi incarné avec profondeur et talent par un Carlo Brandt dont on lit une solitude insondable dans les plis de son visage, ces marques du temps creusées par les soucis. Cassé, bien souvent incapable de mieux qu’un regard fixe dans le vide, parlant à ses mains ouvertes et inutiles qui ne peuvent retenir les grains de sable du temps qui s’écoule, il n’en reste pas moins debout. Perdu mais digne, dos courbé et tête basse, « résistant de manière douce au renoncement total, cet homme est finalement humble et grand » analyse un Jeanneteau ému par ce texte « simple et modeste qui ne cherche pas à rendre la réalité plus trash et dure qu’elle n’est. »

Pauvres de mots
« Les personnages de la pièce ne savent pas parler, ils sont pauvres de mots, ce qui n’empêche pas l’auteur de traiter de choses complexes » poursuit Jeanneteau en expliquant « la poétique de la présence » à créer sur scène. Une poétique qui pourrait tout aussi bien être celle de l’absence. Absence à soi d’un être déboussolé, absence de l’autre (la femme, l’ami, la fille aimante) auquel il est bien incapable d’expliquer les tréfonds de son tourment… Son couple tangue dans la vacuité du quotidien à mesure que le manque de mots creuse l’incompréhension les séparant. Les clopes et cannettes de bière apaisent un temps mais ne taisent pas complètement l’écho toujours vivace du « son des ciseaux tranchant les pierres, le bruit des coups de marteau sur le ciseau ». Toute cette nostalgie du travail à l’ancienne de l’homme face à la paroi, armé de ses seules mains, de ses outils et d’un savoir-faire perdu.

Ciseaux, Papier, Caillou © Elisabeth Carecchio

Une vie en bas-relief
La scénographie, douce et froide, composée d’un voile séparant la scène dans sa profondeur, permet une succession de variations subtiles de temporalité. L’effet de distanciation et d’intimité créé avec les comédiens oscille selon qu’ils se placent devant ou derrière ce pan transparent qui, par un habile jeu d’éclairages (entre couleur et intensité), plonge le spectateur dans l’intériorité de leurs sentiments ou devant l’immensité de leur solitude face à l’autre. Les regards se fuient, les corps font face au public, miroir d’une dépression à l’œuvre. Tout change. Et l’homme a beau retourner, dès que le blues tape trop fort dans sa tête, jusqu’à la fabrique, il constate sans réussir à se l’avouer qu’elle est devenue une décharge à ciel ouvert.

Pièce sur la dépression, assurément, « mais pas pièce dépressive » assure Jeanneteau. Les contrepoints à la latence générale, imaginés avec Marie-Christine Soma, sont nombreux : scènes où la musique domine, laissant tout loisir à l’ado de se défouler, virée dans un bar avec son meilleur pote (un ancien de la carrière lorgnant sur sa femme) où ils rêvent en lisant les journaux, rigolant du malheur des autres. Autant de points d’équilibre rythmant la pièce. D’ailleurs, Daniel Keene, en grand dramaturge, n’oublie pas d’esquisser deux voies de salut au spleen humain. L’amour, véritable phare dans l’obscurité auquel l’égaré donne toutes ses forces, et l’Art. Le rustre travailleur manuel, chargé de découper des blocs entiers de pierre, a façonné une madone pour l’église dont nous ne découvrons, comme par pudeur, que la silhouette derrière le voile de la scène lorsque son créateur improbable s’agenouille pour lui confier : « J’ai regardé mille et un portraits de toi mille et un / Je suis un mystère moi aussi ». Et pourtant…

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 14 au 22 janvier 2011
03 88 24 88 24 – www.tns.fr

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