Voyage en Amazon

© C. Hélie / Gallimard

Le livre n’a pas de secret pour Pierre Assouline. Romancier inspiré, auteur notamment de Lutetia, biographe précis (de Simenon, Hergé…), blogueur frénétique, membre de l’Académie Goncourt, il répond avec un optimisme réfléchi à quelques angoissantes questions en ce début de siècle : la dématérialisation va-t-elle tuer le livre ? Quel avenir pour les librairies ?

Dans quelle situation se trouvent les librairies françaises ? Les choses sont paradoxales : les libraires ont été sauvés – ou du moins ont subi des turbulences moindres qu’aux États-Unis – par la loi Lang sur le prix unique du livre, une exception française, aujourd’hui largement imitée. Récemment cependant, les baux commerciaux sont devenus prohibitifs et des maisons historiques – comme Castéla à Toulouse qui a fermé ses portes – ne peuvent plus suivre. Cela se conjugue avec la croissance du téléchargement et le succès des livres électroniques, même si ce double phénomène demeure embryonnaire.

Au point que, pour la première fois, entre janvier et avril 2012, aux États-Unis, les ventes de livres numériques ont dépassé, en valeur, celles de livres papier. Allons nous suivre, comme souvent, leur exemple ? Cette évolution semble radicale et irréversible outre-Atlantique et l’on voit mal comment nous pourrions rester complètement hermétiques, même si le livre audio est un réel succès là-bas depuis des années et qu’il n’a jamais pris chez nous pour des raisons géographiques. En traversant ce pays immense, il est en effet possible d’écouter l’intégralité d’À la recherche du temps perdu, ce qui ne peut se faire dans l’Hexagone ! De grandes enseignes ont fermé aux USA, comme Borders en 2011. Pour moi, cela préfigure la fin de la Fnac telle qu’on l’a connue. Aujourd’hui à vendre, l’enseigne est en train de se métamorphoser, de devenir un “Darty bis”, proposant de plus en plus d’électroménager et réduisant la part du disque et du livre. Le slogan bien connu, La Fnac, premier libraire de France, ne veut plus dire grand-chose !

Dans ce contexte, comment les librairies peuvent-elles survivre ? À mon sens, il existe de la place pour la vente en ligne (Chapitre ou Amazon) et pour les librairies de quartier auxquelles je crois beaucoup. Lorsque Borders a fermé en 2011, j’ai fait une étude à Brooklyn : les librairies y fonctionnent très bien. Les gens du quartier les fréquentent, sont conseillés par des vendeurs passionnés, des écrivains viennent chaque jour ou presque faire des lectures, rencontrer leur public… Je ne sais pas s’il existe un salut entre la convivialité de la proximité et l’anonymat d’Internet, entre l’ultra local et l’ultra global. Heureusement, les grandes librairies – Kléber à Strasbourg ou Mollat à Bordeaux, par exemple – font un travail de terrain, tout en proposant un maximum de références : ce sont des endroits où il se passe toujours quelque chose, de véritables centres culturels privés.

Cette métamorphose profonde des réseaux de distribution annonce-t-elle la fin du livre ? Pas du tout ! Au contraire, regardez la récente fermeture de The Village Voice, une librairie anglophone parisienne que j’aimais beaucoup : les gens venaient regarder les livres, parler avec les auteurs… mais achetaient sur Amazon et lisaient sur tablettes. Ce n’est pas parce que les modalités du commerce du livre changent que le texte va mourir. Le problème est qu’il existe une confusion entre “l’objet livre” et son contenu. Nous assistons à la fin de la domination du premier qui offre d’immenses possibilités au second. Lire son journal sur une tablette – une pratique désormais très répandue – ne rime pas avec mort de l’information… Mais en France l’objet a été sacralisé !

Un des dangers de la dématérialisation est que chacun peut devenir auteur, éditeur et critique… Cela ne vous inquiète-t-il pas ? On n’a pas attendu le livre électronique pour ça, mais on en revient progressivement. Je le constate dans un domaine que je connais bien, l’information littéraire sur Internet. Nombreux sont ceux à se proclamer critiques, mais le phénomène est similaire à celui des radios libres il y a trente ans. Lorsqu’on avait libéré les ondes, tout le monde avait bricolé une radio dans sa salle de bains, mais le public s’était très rapidement dirigé vers les stations – libres ou pas – faites par des gens dont c’était le métier. C’est pareil pour la critique littéraire sur le Net : il y a des milliers de sites tenus par des gens très sympas… On se tourne peu à peu vers l’expertise. Des tas de livres écrits par des inconnus sont en ligne. Et après ? Plus il existera ce chaos général, cette fausse démocratie participative consistant à dire « Vous êtres tous critiques, écrivains créateurs » – et pourquoi pas pilotes de ligne ou chirurgiens ? – plus on ira vers ceux qui possèdent un réel crédit.

En somme, nous sommes dans une phase de transition : un écrémage est en cours… Dans tous les domaines : librairie, écriture, information… Passer du papier à l’immatériel est une révolution plus violente que de passer de la copie à la main à l’imprimerie au temps de Gutenberg. Depuis le mois de juin Le Monde en ligne se lit plus sur tablette et téléphone portable que sur ordinateur. Ce dernier deviendrait-il lui aussi obsolète ?

Dialogue avec Amin Maalouf, vendredi 14 septembre à 20h à L’Aubette. Rencontre, samedi 22 à 14h30 à la Médiathèque Malraux
www.bibliotheques-ideales.strasbourg.eu


Au mois d’octobre paraitra, Une Question d’orgueil (Gallimard), une réflexion sur ce qui pousse un homme à trahir son pays à partir de la destinée du “Kim Philby français” – www.gallimard.fr

http://passouline.blog.lemonde.fr

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