Terre de mystères

Photo de Stéphane Louis pour Poly

Aux confins du Bitcherland et de l’Alsace bossue, une randonnée nous entraîne hors du monde et du temps, autour de la mystérieuse Heidenkirche, entre tumulus celte et vestiges bistrotiers d’une civilisation disparue.

Perdu à quelques encablures d’une Départementale serpentant paresseusement entre deux villages du pays de
Bitche, Soucht – capitale lorraine du sabot qui abrite un musée dédié – et Montbronn, le parking du Pont Neuf (pas d’Amants à l’horizon, hélas) est le point de départ d’une randonnée ensoleillée. Début de printemps. Herbe d’un vert éclatant. Vie gargouillant joyeusement dans une mare où bondissent d’agiles dytiques évitant avec grâce des grappes gélatineuses d’œufs de grenouille. Oiseaux qui pépient, heureux, histoire de célébrer dignement le retour des beaux jours. Sableux, le chemin grimpe vers une imposante borne de 1757 ornée d’un Wolfsangel rappelant qu’on se trouve sur les anciennes terres du Comté de Sarrewerden. Un symbole héraldique éminemment germanique à ne pas confondre avec la rune du loup de sinistre mémoire, emblème de la 2e Division SS Das Reich.

Photo de Stéphane Louis pour Poly

Ruines
Après une marche aisée, quelques chevreuils bondissants croisés et la découverte de singulières stalagmites de grès sortant du sol – installation du CEAAC ou chaotique concrétion minérale naturelle ? – voilà la Heidenkirche, église fortifiée abandonnée, seul témoignage d’un village oublié nommé Birsbach qui disparut à la fin du XVe siècle, sans qu’on sache pourquoi. Avec un nom aussi singulier – littéralement : “église des païens” –, il est logique que de nombreuses légendes baignent le lieu associant dans un tourbillon brumeux pèlerins fantomatiques, homme de peu de foi pétrifié par les cieux furieux ou encore réminiscences celtiques. Une des plus attachantes affirme qu’une petite lumière s’allumant uniquement la nuit de Noël indique l’emplacement d’un trésor enterré à côté de la Heidenkirche : un beau soir, cinq larrons partent avec pelles, pioches et bèches à la recherche du magot. Ils creusent, creusent, creusent. Un coffre apparaît, mais lorsqu’ils l’ouvrent, à la place de l’or escompté, se trouve un gnome à la longue barbe blanche qui part d’un énorme rire. Hurlant de peur, les chasseurs de trésor, penauds, prennent leurs jambes à leur cou ! Drôle d’endroit décidément qui accueillit pendant près de vingt ans les bien nommées Nuits de mystère, spectacle estival et musical (délocalisé depuis 2017 au Kirchberg de Berg, près de Sarre-Union), que nous quittons, perplexes, déambulant entre majestueux sapins et plantes comme la charmante luzule blanchâtre (Luzula luzuloides) ou la commune fougère femelle (Athyrium lix-femina). Nous déboulons dans un espace dégagé où ont été construits, en pleine forêt, deux… stades de foot pour accueillir les exploits de l’Association sportive Butten Dehlingen (Promotion d’honneur). À côté de cette incongruité remarquablement entretenue, est niché un très beau tumulus celte de 22 mètres de diamètre et 1,60 de haut.

Photo de Stéphane Louis pour Poly

Vestiges
Après une roborative pause au milieu des herbes folles, la marche peut reprendre, tournant autour d’une énigmatique enceinte circulaire d’une circonférence de mille mètres, protégée par un rempart de terre et de pierres de près de dix mètres d’épaisseur, ici nommée Burg (château). Enclos pour troupeau du Néolithique ? Zone d’habitation de l’Âge du bronze ? Camp retranché celte ? Cosmodrome imaginé par des Raëliens en folie ? C’est en évoquant ces possibles que nous descendons vers le Moulin de Ratzwiller (1770) « représentatif de l’architecture traditionnelle d’Alsace Bossue », indiquent obligeamment les documents informatifs édités par le Parc naturel régional des Vosges du Nord, tour à tour scierie, fabrique de brosses, exploitation forestière et centre d’élevage de truites (comme en témoignent des bassins laissés à l’abandon). Aujourd’hui, l’endroit est un bar tenu de main de maître par Annelise Zimmer. Dit comme cela, c’est un peu réducteur. Il s’agit plutôt d’une machine à remonter le temps. Pousser la porte de ce rade permet de plonger dans ce que des sociologues un peu trop narquois nommeraient la France périphérique : immense tête de sanglier au mur, meubles garantis d’époque, poêle à bois antédiluvien mais efficace, boissons oubliées (m★★★★, un perroquet !) mais aussi très actuelles – une Meteor au prix imbattable de 1,50 € – et autre détails permettent une expérience inégalable réservée aux esthètes avertis, puisqu’ici tout est dans son jus. Sylvain Tesson aurait pu faire le détour sur ses Chemins noirs, il aurait aimé ce café qu’on laisse à regret en chantant l’hymne de Bérus : « Le commando Pernod frappe dans les bistros / Cocktail de milliardaires, mixture de prolétaires / Fédération Bordeaux, rassemblement Porto / Sangria pro-Cuba, armée du Pastis-roi / Syndicat du Calva, coalition Cognac / Trichlo pour les barjots, ligue des alcoolos / Groupuscule Armagnac, avant-garde Ricard. »
C’est très gais et un peu gris que nous nous quittons ce bistroquet d’anthologie par de larges chemins forestiers où l’on croise encore quelques bornes de grès (ornées de fleurs de lys accortes) ou d’étranges traces de la modernité avec la présence signalée (et parfois bruyante) de ce qui ressemble bien à l’ancien pipeline ODC (Oléoduc de Défense Commune) construit par l’OTAN pour des raisons militaires et désormais exploité dans des buts civils. Malgré ces quelques éléments dissonants, les bois sont majestueux et mystérieux évoquant Au Château d’Argol. C’est en effet habités de ces mots de Julien Gracq que nous retournons vers les voitures : « Depuis le pied des murailles la forêt s’étendait en demi-cercle jusqu’aux limites extrêmes de la vue ; c’était une forêt triste et sauvage, un bois dormant, dont la tranquillité absolue étreignait l’âme avec violence. »


bréviaire
Nous avons trouvé cette promenade dans l’édition 2018 du Carnet du Parc naturel régional des Vosges du Nord (où elle figure sous le titre Mystère de la Heidenkirche, circuit 1), utile ouvrage rassemblant toutes les informations sur un territoire attachant : carte, programme des animations, description du patrimoine, etc. Dis- ponible en version papier (gratuite) et téléchargeable en ligne, c’est un outil indispensable aux amoureux de la nature… On retrouve également cette randonnée et bien d’autres (à pied, à vélo, en VTT, etc.) sur un site dédié donnant des envies d’escapades.
randovosgesdunord.fr

 

© MCS Photographie

verre, art et musique
À quelques encablures se trouve Meisenthal, une des trois pointes du triangle d’importance mondiale du secteur verrier avec Wingen-sur-Moder (son superbe Musée Lalique) et Saint-Louis. S’y trouvent le Centre international d’Art verrier (CIAV) – dont l’objectif est à la fois de préserver la mémoire et d’imaginer des perspectives contemporaines pour la lière verre – qui produit chaque année des boules de Noël cultes en collaboration avec des designers célèbres (voir Poly n°204 et sur poly.fr), le Musée du verre ou le Cadhame (Collectif artistique de développement de la Halle de Meisenthal), organisant concert marquants, expositions et festivals comme Demandez-nous la lune ! dont c’est la 12e édition (25-27/05) mêlant arts de la rue, performances, musique, théâtre, danse…
ciav-meisenthal.fr
halle-verriere.fr

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