Suzanne Valadon, une femme puissante

La Chambre bleue, 1923, Achat de l’État, 1924, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Limoges © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacqueline Hyde

Avec Suzanne Valadon, un monde à soi, le Centre Pompidou-Metz rend hommage à une artiste éminemment moderne, dont les grands nus exercent une intense fascination.

«Aujourd’hui, présenter Suzanne Valadon, avec ses nus absolument crus et peints sans concession, c’est un statement : c’est dire la nécessité pour les femmes d’investir le domaine de la sexualité en peinture, longtemps cantonné au sacro-saint antagonisme artiste mâle / modèle femme », résume la commissaire de cette époustouflante exposition, Chiara Parisi. Dans le parcours multifocal imaginé par la directrice du Centre Pompidou-Metz se déploient les visages d’une femme qui débarqua à Montmartre toute petite. Après avoir été blanchisseuse, marchande des quatre saisons, trapéziste dans un cirque – liste non exhaustive –, elle devient modèle à l’âge de quinze ans. De multiples toiles ici accrochées en témoignent : Maria, c’est ainsi qu’elle se fait appeler, y pose pour de nombreux peintres. Grande bourgeoise valsant en gants blancs d’une élégance toute proustienne (Danse à la ville, 1883) ou sauvage beauté rayonnante de sensualité (Femme nue dans un paysage, 1883) chez Renoir, elle se pare de tristesse bohème, se métamorphosant en désenchantée Vénus de Montmartre pour Toulouse-Lautrec, avec qui elle entretint une liaison passionnée (La Grosse Maria, 1884).

Suzanne Valadon : Le lancement de filet (1914)

Chez Puvis de Chavannes, elle est tantôt homme, tantôt femme (Le Bois sacré cher aux arts et aux muses, 1884), tandis qu’elle incarne une créature aquatique d’une irradiante et mortifère beauté pour le pompier Wertheimer (Le Baiser de la sirène, 1882). Elle commence alors à peindre en secret, réalisant sa première toile en 1883, l’année où elle donne naissance à Maurice Utrillo. On retrouve ce fils, futur géant de la peinture, dans une composition éblouissante, Portraits de famille (1912), aux côtés de l’artiste – dont le regard transperce le visiteur, tandis que celui des trois autres se perd dans un ailleurs – aux côtés de sa mère, vieille femme souvent portraiturée, et de son second mari, André Utter. Les références à la peinture de la Renaissance sont perceptibles : un drapé orangé forme le fond de la toile, symbolisant la fugacité de l’existence, tandis que la ressemblance entre Suzanne Valadon et l’Antea du Parmesan est des plus troublantes, avec cette main posée sur le torse rappelant la pureté du mariage.

Suzanne Valadon : Nu allongé (1928)
Suzanne Valadon : Nu allongé (1928)

Au fil des espaces scénographiés avec soin, se découvrent natures mortes et paysages, mais aussi portraits de toutes jeunes filles (Nu au miroir, 1909) entrant en résonance avec des toiles de Balthus, comme Alice (1933), représentation pleine d’ambigüité d’une adolescente saisie dans l’instant fugace où elle quitte l’enfance pour l’âge adulte. Il en va ainsi de nombreux dessins et autres gravures acquis par Degas, grand collectionneur s’il en fut, qui partageait avec Suzanne Valadon la même idée de la ligne, dure et souple, et du modèle, intime et sans complaisance. « Il faut avoir le courage de regarder le modèle en face si l’on veut atteindre l’âme. Ne m’amenez jamais une femme qui cherche l’aimable ou le joli – je la décevrai tout de suite », affirmait-elle du reste. Éperdument libre, elle trace sa propre voie, synthèse d’un classicisme hérité de Puvis de Chavannes, d’un naturalisme assumé et des influences revendiquées de Paul Gauguin. Son art explose dans les grands nus : Été (dit aussi Adam et Éve, 1909), première fois qu’une femme représente un corps d’homme dénudé – dont le sexe se voit recouvert de feuilles de vignes pour être exposé au Salon d’automne –, ou Le Lancement du filet (1914), trois séquences enchaînées d’un même geste évoquant les photographies de Muybridge. Sont aussi accrochés L’Avenir dévoilé (ou La Tireuse de cartes, 1912), où pointe l’intérêt pour les motifs décoratifs, comme chez Matisse, et une palanquée de toiles au sourd érotisme. Parmi elles, on adore Nu allongé (1928) ou Catherine nue allongée sur une peau de panthère (1923), deux visages du même alanguissement agréablement licencieux. Reste que la femme chez Suzanne Valadon est d’une puissante modernité : La Chambre bleue (1923) est une vision clairement féministe – odalisque tendance garçonne fumant sa clope à la cool –, de même que son Autoportrait aux seins nus (1931) réalisé à soixante-six ans, où, peintre et modèle, elle semble nous défier avec une brûlante intensité dans le regard.

Catherine nue allongée sur une peau de panthère, 1923
Izmir, Arkas Sanat Merkezi, 877, © Lucien Arkas Collection – Photo : © Hadiye Cangokce

Au Centre Pompidou-Metz jusqu’au 11 septembre
centrepompidou-metz.fr
> En écho aux poses expressives des corps et à l’étude de leur anatomie, centrales dans l’oeuvre de Suzanne Valadon, François Chaignaud donne, dans le jardin du Centre Pompidou-Metz, un récital autour de la figure d’Isadora Duncan (17/06)

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