Sous pression

Illustration signée Fanny Walz pour Poly

Fermeture de brasseries et licenciements. Essor de micro-structures et lancement de nouveaux produits. L’activité brassicole alsacienne est en profonde mutation. Fera-t-il aussi bon, dans l’avenir, auprès de ma blonde ?

« Quand j’étais petit, il y avait 17 grandes brasseries en Alsace », soupire André Schneider, élu UMP de la 3e circonscription du Bas-Rhin (Strasbourg-Schiltigheim) et président du groupe des députés brassicoles à l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, il peut faire le compte sur les doigts d’une main. La région ne compte plus que quatre brasseries de taille industrielle : “K2” de Kronenbourg à Obernai ; la brasserie de l’Espérance à Schiltigheim, siège du “pôle Alsace” de Heineken ; la brasserie de la Licorne à Saverne, détenue par l’Allemand Karlsberg ; la brasserie Meteor de Hochfelden, accrochée à son indépendance.

Amer bière
Schiltigheim, surnommée “la Cité des brasseurs”, illustre le recul de l’activité brassicole. Il y a dix ans déjà, la centaine de salariés d’Adelshoffen déversait des hectolitres de bière dans la rue et menaçaient de faire sauter leur usine, promise à la fermeture par le groupe néerlandais Heineken. Puis est venu le tour de l’indépendante Schutzenberger, à l’agonie avec son outil de production vieillissant, liquidée en 2006, au prix de 70 licenciements. En 2009 enfin, Heineken mettait fin à l’activité de la brasserie Fischer et supprimait 114 postes. À ces fermetures de sites s’ajoutent des restructurations, comme celle en cours chez Kronenbourg qui doit s’achever, d’ici la fin de l’année, par un peu plus de 200 départs volontaires. Cette chute des emplois est la conséquence du déclin régulier du marché (voir ici) et de la concentration de ces grands acteurs, des groupes mondiaux qui ciblent leurs investissements et éliminent les usines jugées insuffisamment productives. Aura-t-elle une fin ? Oui, veut croire André Schneider, qui « reste raisonnablement optimiste sur le maintien global de l’activité brassicole en Alsace ». D’ailleurs, il « salue le dynamisme de nos brasseurs ».

« Alsaciens nous sommes, et fiers de l’être »
Slogan de la bière Meteor

Vu le contexte, l’expression peut surprendre. Mais elle a du sens. Car ils doivent s’adapter aux évolutions d’un marché marqué par deux mouvements concomitants. « Il y a d’abord un transfert très important de la consommation dans le réseau des cafés, hôtels et restaurants (CHR) vers la consommation à domicile. En 2009, les ventes en volume ont baissé de 3,5 % dans les cafés et augmenté de 3,5 % dans les grandes et moyennes surfaces (GMS) », explique Gérard Laloi, président de l’association Brasseurs de France. Heineken exploite cette tendance avec son Beertender, une tireuse à bière qui s’installe à la maison : « Même si les gens consomment à domicile, ils ont envie de retrouver le goût de la pression », commente Ludovic Auvray, directeur marketing d’Heineken Entreprise. La seconde évolution concerne les goûts des consommateurs. Les bières spéciales (des bières blondes de qualité supérieure) et de spécialité (blanches, ambrées, aromatisées, d’abbaye…) connaissent de fortes croissances, tandis que les blondes classiques sont dans le dur. « La bière s’appréhende de moins en moins comme une boisson désaltérante, mais davantage comme accompagnement d’un bon repas ou d’un moment particulier », reprend Grérad Laloi. « Aujourd’hui, le consommateur accepte de payer plus cher un produit de meilleure qualité. C’est un peu comme ce qui s’est passé avec le vin il y a une quinzaine d’années : le petit vin qu’on prenait au comptoir ou à table a été progressivement remplacé par des vins du terroir. »

Illustration signée Annika Spenlé pour Poly

Retour vers un futur artisanal
« Cela correspond à une recherche de nouveaux goûts de la part du public. Les gens ont envie de déguster et des amateurs se constituent des caves à bière comme on se compose des caves à vin », abonde le journaliste Jean-Claude Colin, “bièrologue”[1. Dernier ouvrage paru : La bière racontée par l’image , Les Petites Vagues éditions, 2009 – www.petites-vagues-editions.com] et co-organisateur de la deuxième édition du Mondial de la Bière de Strasbourg qui se déroulera du 22 au 24 octobre. C’est sur cette vague que surfent les micro-brasseries. On en compte une quinzaine en Alsace, dont une bonne partie sera présente. « Pour la région, cela ressemble à un retour vers le futur, parce qu’il y a 250 ans, il y avait en Alsace des centaines d’auberges qui brassaient leur propre bière », rappelle Jean-Claude Colin. « Aujourd’hui, on en trouve au safran, au poivre, à la pêche de vigne, au crémant… L’imagination a pris le pouvoir grâce à des gens qui arrivent dans le métier avec des vécus complètement différents. Ils préfèrent d’ailleurs que l’on parle de brasserie artisanale plutôt que de micro-brasserie, parce que c’est avant tout une question d’état d’esprit et de savoir-faire. » Cette année, huit d’entre elles[2. Uberach, Lobsann, Storig, Au Brasseur, Saint-Alphonse, Lauth, l’Atelier du brasseur et du vigneron, la Saaloise], représentant une petite cinquantaine d’emplois, ont créé la Corporation libre des artisans brasseurs d’Alsace. Leur objectif est de promouvoir ensemble leurs productions à l’occasion des foires et des salons, mais aussi d’œuvrer pour l’obtention d’une indication géographique protégée (IGP) “Bière d’Alsace”.

« Le consommateur voulait élargir sa palette de goûts et ce qui a commencé avec les bières spéciales et de spécialité s’étend aujourd’hui à tous les marchés. Les bières de luxe font aussi leur mue. »
Jean Hansmaennel, directeur de la communication des Brasseries Kronenbourg

Les brasseurs industriels suivent eux aussi ces tendances du marché. Ils brassent des bières spéciales et de spécialités qui leur permettent d’être présents sur les segments porteurs. « On a la chance de surfer sur cette vague grâce à un portefeuille de marques plutôt orienté vers le premium », se réjouit Ludovic Auvray, d’Heineken Entreprise (220 salariés à la brasserie de l’Espérance). Ce qui n’empêche pas de lancer des « extensions de marques », comme la Desperados Red, ou des bouteilles refermables en aluminium, deux produits imaginés à Schiltigheim où « des Géo Trouvetou et des marketeux » cohabitent au sein du département innovation. Chez Kronenbourg, qui emploie environ 600 salariés à Obernai, la nouveauté de l’année est la “Kronenbourg Sélection des Brasseurs”. Elle se positionne « dans le haut du coeur de marché » et décline à un rythme saisonnier « des variations de goût sur un même ADN » réservées au réseau CHR, résume la directeur de la communication des Brasseries, Jean Hansmaennel. « Le consommateur voulait élargir sa palette de goûts et ce qui a commencé avec les bières spéciales et de spécialité s’étend aujourd’hui à tous les marchés. Les bières de luxe font aussi leur mue. » De leur côté, les Brasseries Kronenbourg ont également entamé, dans la foulée de leur rachat par Carlsberg en 2008, une démarche marketing de valorisation de la marque au célèbre K « dont l’image était dégradée par rapport à la qualité des produits ». « L’authenticité » prime dans le message et les maîtres-brasseurs apparaissent désormais sur les affiches publicitaires, engageant leur « parole » pour soutenir les ventes.

Meteor, avec ses 170 salariés, a élaboré la bière d’abbaye Wendelinus et mise plus que jamais surtout sa “Pils” fortement houblonnée, qu’elle entend développer en priorité dans le Grand Est, via des publicités à fibre régionaliste (« Alsaciens nous sommes, et fiers de l’être »). « Nous avons recruté un nouveau directeur marketing et avons intensifié nos compagnes, ce qui a permis de gagner des parts de marché en GMS », se félicite Philippe Généreux, directeur de la brasserie, qui annonce pour 2009 une production « record » de 535 000 hectolitres. À Saverne, la brasserie de la Licorne (160 salariés) joue elle aussi la carte régionale, avec la Licorne Elsass, une blonde lancée en 2008, brassée à partir d’orge et de houblon alsaciens. « En complément, on développe aussi un panaché Licorne, avec du sucre d’Erstein », précise le directeur de la brasserie, Daniel Cardot. Décidément, le terroir est tendance.

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