Espèce d’espèce

Photo de Sébastien Leban

Fruit de trois années de travail et de recherches, L’Expression du tigre face au moucheron, nouvelle création de Daria Lippi, sort de son cocon de Bataville pour voir le jour au NEST.

Pour se mettre au niveau de Konrad Lorenz, Charles Darwin ou encore Maurice Maeterlinck – dont les textes nourrissent la pièce –, il fallait bien un titre aux airs de dazibao sentant la métaphore maoïste comme la sagesse populaire, entre moue dubitative et activation de la petite roue mettant en branle nos méninges occidentales. Ceux qui avaient pu découvrir les étapes de ce fascinant travail d’une douzaine de comédiens à la Fabrique Autonome des Acteurs1, conservent un souvenir ému de présences captivantes. L’Homme y est une espèce scrutée à la manière d’éthologues dans un renversement culturel de l’évolution qui touche autant à la biologie qu’à la cognition et aux pulsions primaires (sexuelle, violente…) régissant les rapports sociaux. Daria Lippi coud sur mesure un écrin de situations pour ses interprètes qu’elle pousse dans leurs retranchements. Loin, très loin de leurs habitudes.

Photo de Sébastien Leban

Les bâtiments industriels de l’ancienne cité-ouvrière de Bataville, qu’elle occupe sept mois par an, servaient de décor naturel, patiné par le temps et les rêves déchus de l’ancien fabricant de chaussures. La metteuse en scène y voit « un paysage de l’effondrement et de la pénurie2, cette veine noire sous-jacente du spectacle, celle de la conscience du probable écroulement de nos sociétés thermo-industrielles mondialement interconnectées. » Sortant de sa zone de confort, elle « joue de variables et d’aléatoire pour remettre de l’enjeu dans ce qui, seul, compte : la recherche fondamentale du jeu d’acteur. » Avec beaucoup d’humour, le public est activé, sa place bousculée, passant d’une position voyeuriste de visiteur de zoo suivant des guides à celle de témoin de luttes sociales et de joutes physiques sur un ring. L’enquête scientifique et expérimentale à l’œuvre nous relie à d’autres espèces desquelles apprendre l’entraide comme l’instinct de survie. Se retrouveront pêle-mêle, un bal en forme de milonga désespérée avec ses histoires de couple ambiguës, un petit plateau mobile où regarder les comédiens dans leur habitat naturel et un entracte aux atours de stands foireux pour machines bricolées. Chercheurs et spécimens se mélangent, espèces et comportements aussi dans un laboratoire géant où « les cobayes-acteurs quittent leur statut d’observé pour devenir des expérimentateurs plus ou moins sadiques ou respectueux du bien-être animal ». Entre chorégraphie soignée et plages d’improvisation encore en cours, les dernières semaines de création serviront à « compléter l’écriture de certaines scènes, notamment sur les figures des scientifiques pour ne pas se contenter d’en faire des satires », explique la comédienne Alice Vannier, ravie de « ce travail sur l’empathie et la cruauté, à la fois violent et drôle comme dans les films de Depleschin ».

Photo de Sébastien Leban

Au Théâtre en bois (Thionville), du 5 au 8 mars

nest-theatre.fr

À la Fabrique Autonome des Acteurs (Bataville / Moussey) dans le cadre du Festival des Antipodes du 12 au 14 juin
fabriqueautonomedesacteurs

1 Lire notre reportage, Pas à pas dans Bata, autour de cette utopie théâtrale en marche en Lorraine dans Poly n°223 ou sur poly.fr
2 Lire l’essai de collapsologie signé Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, paru au Seuil (2015)

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