Les guérillères

Photos d'Erwan Fichou

Au cœur de Sisters!, temps fort consacré aux féminismes actuels par Le Maillon, Théo Mercier et Steven Michel proposent une performance lumineuse : Big Sisters où l’empowerment rituel d’un sabbat contemporain à l’aune de Monique Wittig.

Après leur proposition remarquée1 autour de la standardisation du corps masculin et des émotions dans Affordable Solution for Better Living, solo dansé autour du montage d’un meuble Ikea, le duo composé d’un plasticien et d’un danseur crée une pièce autour des Guérillères de Monique Wittig2. Une rêverie en forme de célébration des élans révolutionnaires du roman dont des extraits ouvrent et ferment ce qui a tous les traits d’un rituel : objets allégoriques, chorégraphies de gestes créant cohésion, incantations textuelles en forme de cris de ralliement, fascination magique de l’image au pouvoir subjuguant, visée concrète s’appuyant sur une cosmogonie renouvelée mais non moins symbolique. Dans un cône lumineux rappelant les sculptures de lumière d’Anthony McCall où la poussière de l’air et la fumée donnent corps à l’impalpable, une femme repose, nue, dans une étoffe rouge sang. Derrière elle, s’égrènent les mots de la pionnière du MLF et des questions de genre. « Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. » Entre accouchement allusif et rite mortuaire, nous voilà de plain-pied dans un rituel mystique tourné vers un renouveau. Un cycle en trois cercles lumineux, tel l’ouroboros3 se mordant la queue, arpenté par autant de femmes portant de grands coquillages aux ouvertures rappelant des vulves. Leur tournoiement telles des derviches efface tout, leur danse votive appelle une sororité qui se niche aussi dans le désir, le charnel et l’organique. Le souffle court, leurs caresses deviennent orgasmes et rires de joie, pur plaisir. La reconnexion avec soi-même pour puiser la force d’affronter l’extérieur.

Fuck the system

À rebours des images imposées par des siècles de domination mas- culine, Théo Mercier et Steven Michel collent aux revendications de la communauté féminine du roman de Wittig : « Elles disent qu’elles peuvent tout aussi bien être mises en relation avec le ciel les astres dans leur mouvement d’ensemble et dans leur dispo- sition les galaxies les planètes les étoiles les soleils ce qui brûle celles qui combattent avec violence celles qui ne se rendent pas. » Ainsi déploient-ils une formation commando sous la direction d’une aînée, visage marqué et short court, rangers montantes et rage chevillée au corps. Son kata dansé pour guérillères armées de couteaux prêtes à en découdre, prend les atours d’une libération. Celle d’une ivresse de sang à la Kill Bill, bien décidées à ne plus jamais être les proies qu’elles étaient, yeux bandés et apeurées dans un halo de lumière au milieu des bruits inquiétants de forêt. Sous les incantations de leur guide les invitant à se libérer comme à abattre le système, leur marche autoritaire au pas cadencé, sur fond de basses cisaillantes, modifie à elle seule un espace scénique nu. Dans leur ronde, l’utilisation d’une lumière organique, oscillant entre froideur crue et chaleur de l’aube naissante, fait évoluer les perceptions spatiales et renforce l’étrangeté de l’instant. Ces sœurs d’armes et de lutte, communauté d’esprits libérés sont des astres gravitant autour des mêmes orbites, s’attirant et s’entraînant. Elles bougent les lignes d’un obscurantisme tenace, énoncent la colère, la haine, la révolte, prêtes à détruire tous les édifices des hommes. Fidèle au motif du cercle, le rituel finit dans la violence inaugurale annoncée, achevant de remplir sa fonction cathartique, sa mise en œuvre des symboles visant à nous relier les un·e·s aux autres. « Pour demain fou, que meure hier », invitait déjà Aragon, au siècle dernier.


Au Maillon (Strasbourg), jeudi 26 et vendredi 27 novembre
maillon.eu

1 Le duo a reçu le Lion d’Argent à la Biennale de Venise 2019
2 Roman publié en 1969 aux Éditions de Minuit, dans l’indifférence générale, avant de devenir l’un des ouvrages phare des mouvements féministes
3 Symbole de serpent ou de dragon représenté en cercle, se mordant
la queue

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