La beauté 
est dans la rue

Pionnier du théâtre de rue avec son Théâtre de l’Unité fondé en 1968, Jacques Livchine continue inlassablement de défendre un art populaire à la conquête des villes et villages, battant le pavé et prêt à en découdre.

Le 26 mai, vous coordonniez un acte poétique performatif sur la place de la Révolution de Besançon, intitulé Enterrer les morts / Réveiller les vivants1. Une bravade illégale comme seuls les artistes de rue savent les faire ?
Le mouvement franc-comtois des artistes de rue s’est réuni dans une association informelle, La Conjuration des Jardins, car c’étaient les seuls endroits où nous pouvions nous voir et préparer tout cela en respectant les mesures de distanciation sociale. Nous voulions montrer que nous existons, porter ce désir de nous revoir et de faire art pour les gens. Nous n’avions bien entendu pas demandé d’autorisation car on nous l’aurait refusée en plein confinement. La même mise en scène a été reprise depuis dans cinq villes de France. Ce n’est pas rien de réunir 80 comédiens ! D’ailleurs nous préparons une grande marche à pied, à mobylette ou à dos d’âne vers la Falaise des fous, commémorant ce rendez-vous mythique et fondateur pour les arts de la rue, au bord du lac de Chalain dans le Jura, en 1980.

À l’époque où vous dirigiez la Scène nationale de Montbéliard avec Hervée de Lafond (1991-2000) vous aviez inscrit au fronton : « Il ne s’agit pas de remplir le théâtre de Montbéliard, mais Montbéliard de théâtre. » Qu’a donné le récent appel lancé à la grande famille des arts vivants d’envahir la rue ?
Aucun résultat ! Nous avions l’espoir qu’avec la fermeture des théâtres on se jetterait sur les artistes de rue mais ça n’a pas été le cas du tout ! Personne ne pense à nous. Pire, certains organisent comme à Annecy des randonnées champêtres émaillées de spectacles, choses que l’on fait depuis au moins 15 ans. Sauf qu’ils prennent des noms payés très cher comme Philippe Decouflé ou Jean-Claude Gallotta. À croire que les artistes de rue sont il-légitimes pour les décideurs et programmateurs. Il n’y a qu’à voir la dernière étude parue sur les publics de la culture où nous ne sommes même pas cités. Pourtant, nous représentons 200 festivals et, dans la précédente étude, un Français sur trois affirmait avoir vu du théâtre… de rue ! Bien plus que dans les salles ! Malgré les 14 Centres nationaux des Arts de la Rue et de l’Espace public, nous restons les derniers de la classe. Les gens du théâtre public ont plongé dans “l’Été culturel et apprenant” voulu par Macron en prenant toute la place, alors même que nos festivals ont tous été annulés. Eux reprendront leur place à la rentrée en salle, mais notre milieu, que fera-t-il ?

À vous écouter la France entière ne deviendra pas de sitôt « un terrain d’art tel un champ de coquelicots »…
Le sort réservé aux professionnels de la rue, la non-reconnaissance de leur savoir-faire et de leur art fait penser à la situation de la marionnette ou du nouveau cirque il y a 20 ans. C’est désespérant car il existe tellement de lieux non reconnus, de compagnies qui œuvrent localement, travaillant à prix libres et survivant au RSA. Nous sommes pourtant un vivier de comédiens formidables.


Vos Kapouchniks, spectacles répétés en peu de temps et joués une seule fois sur l’actu écrite de la semaine ont-ils toujours du succès dans votre lieu à Audincourt ?
Il y a toujours du monde. À une époque nous étions 400 dans une salle de 200 ! C’est une forme à nous, sorte de journal vivant et satirique qui existait dans les années trente. Cet entresort est totalement atypique, hors des cases, à l’image du théâtre de rue aux formes diverses, pénible pour l’administration et le Ministère qui ne sait quoi en faire. 

En septembre, vous êtes invités à Épinal par Scènes Vosges dont vous êtes artistes associés avec Hervée de Lafond pour une ouverture de saison pleine de surprises et une création…
Vous ne croyez pas si bien dire. Nous espérons que Stanislas Nordey2 sera là pour polémiquer avec lui : s’il a dit que le théâtre était comme le cinéma d’art et d’essai destiné à un public cultivé, nous pensons exactement l’inverse. Son public est conformiste et triste, rempli de baby-boomers. Nous refusons d’être des marchands d’antiquités et aimerions voir dans le public des agriculteurs et des caissières qui se mêleraient aux politiques, si les élus venaient à d’autres moments qu’avant les élections. Nous aimons beaucoup le peuple et son incroyable bon sens. 

Que faudrait-il faire aujourd’hui pour que le théâtre retrouve des élans populaires : flirter avec le pavé des villes comme vous le faisiez à Montbéliard3 ?
Avant de mourir, l’ancien sénateur-maire de Montbéliard, Louis Souvet, a demandé que le Théâtre de l’Unité parle à ses obsèques. La surprise était totale venant de cet homme de droite, les vieux réacs’ présents aux obsèques n’en revenaient pas ! Mais il avait compris que nous étions bons pour sa ville. Il incarnait l’ordre et nous le désordre, avec la conscience qu’une ville a besoin de désordre. Et quand nous mettions le feu à la ville avec nos Réveillons au boulon, il n’y avait pas une seule voiture brûlée dans les quartiers et nous passions au 20h du 1er janvier ! 


Ouverture de saison au Théâtre municipal d’Épinal, mardi 8 septembre
scenes-vosges.com

2500 à l’heure, plaidoyer pour le théâtre populaire en plongeant dans son histoire en une heure, à l’Auditorium de la Louvière (Épinal), mardi 29 septembre
scenes-vosges.com

Kapouchnik au Théâtre de l’Unité (Audincourt), vendredi 25 septembre et samedis 24 octobre, 28 novembre et 19 décembre
theatredelunite.com

La Toute première fois, création avec 4 professionnels et 20 amateurs du Théâtre de l’Unité, au Théâtre de la Rotonde (Thaon-les-Vosges), mardi 17 novembre
scenes-vosges.com

Chambres d’amour, tête à tête poétique avec les acteurs du Théâtre de l’Unité (reporté du 5 mai), mardi 24 novembre scenes-vosges.com

1 À voir en vidéo sur le site theatre-delunite.com
2 L’actuel directeur Théâtre national de Strasbourg interprète Clôture de l’amour, pièce de Pascal Rambert, mardi 13 octobre au Théâtre de la Rotonde (Thaon-les-Vosges) scenes-vosges.com
3 Voir l’excellent documentaire Au Théâtre qui rue signé Olivier Stephan (Des Jours Meilleurs, 2010) sur le parcours du Théâtre de l’Unité, notamment dans le Doubs

 

 

 

vous pourriez aussi aimer