L’ivresse de la chute

Acteur génial et charismatique, metteur en scène audacieux, auteur belge célébré par les Flamands comme les Wallons, Josse De Pauw interprète Onder de vulkaan au TNS. Une adaptation réalisée à la demande du metteur en scène Guy Cassiers, autre grand nom de la scène belge. Entretien.

Quelle est l’histoire de votre rencontre avec Au-dessous du volcan, roman de Malcolm Lowry ?
Je l’ai lu une première fois en début de vingtaine. Mais j’y suis revenu souvent, à partir de 35 ans, revivant ce coup de foudre. Je pense l’avoir de plus en plus apprécié avec l’âge, saisissant mieux sa portée.

Vous n’avez pas eu peur devant l’ampleur de la tâche : adapter un classique de 600 pages revient forcément à opérer une réduction drastique…
C’est la première fois que je m’y attelais, sachant pertinemment qu’il est quasiment impossible de mettre ce roman en scène. Mais d’un autre côté, Guy Cassiers a cette tradition d’adaptations romanesques, développant un langage théâtral qui rend ce travail plus possible que jamais avant lui. J’étais donc très en confiance, ayant vu ses superbes spectacles sur Proust et Mephisto for ever d’après Klaus Mann.

Onder de vulkaan est un ménage à quatre au Mexique, entre le Consul et son ancienne femme Yvonne, Hugh (son frère cadet) et Laruelle, un cinéaste ami du Consul et ancien amant d’Yvonne. Vous recentrez la pièce sur ce quatuor…
Pour le public, la dimension humaine de jalousie fait immédiatement sens dans les relations de ces quatre personnages. L’amour et les sentiments de façade sont quelque chose que le spectateur peut facilement connaître. Dans le livre de Lowry, Laruelle est le conteur de l’histoire, racontant, en flashback, la lente dérive du Consul. J’en ai fait l’interprète de tous les autres personnages que croise cet homme perdu. Dans chacun d’eux, il rencontre un peu de son ami. À chaque fois c’est une confrontation. Parfois avec de l’amour, parfois de la haine. C’est toujours une partie de sa vie. Laruelle est comme un monteur tentant de reconstituer l’histoire du Consul en images et l’on comprend très bien qu’il y a aussi un barman, un médecin… joués par le comédien interprétant Laruelle.

Onder De Vulkaan © Koen Broos

« Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière », T. S. Eliot, The Waste Land, 1922

Le dispositif scénique est assez sobre, faisant la part belle à des vidéos projetées sur le décor et les acteurs. Une plongée dans la tête du Consul, dans ses pensées ?
C’est un peu ça. D’un côté, il y a les paysages du Mexique, de l’autre les acteurs. La vidéo ne contient pas un seul personnage. Tout vient avec le temps. Au début, le décor est pensé pour que nous puissions jouer sans accessoires, simplement le texte, d’une façon très directe. Toutes les infos dont le public a besoin sont livrées par les images. Petit à petit, on entre de plus en plus à l’intérieur de la tête du Consul.

Vous interprétez ce personnage sur scène. Que vous a-t-il fallu aller chercher en vous-même pour appréhender cet homme perdu, sombrant dans le mescal pour fuir un amour impossible ?
(Un temps) C’est difficile. Le Consul est très intéressant, il est lucide dans son assombrissement. Il a peur aussi. Il est visionnaire car ce qui se passe dans sa tête est ce qui se déroule dans le monde qui l’entoure. Je connais l’ivresse et aussi – c’est ce qui nous plaît – le danger de l’alcool. On aime être dans cette ambiance où l’on a l’impression d’avoir les idées pures, de ne pas maîtriser la réalité… Le Consul a les paroles en plus. Et s’écouter à ce moment-là est agréable, tout est plus facile. Il y a un grand romantisme : vivre l’amour lui est moins difficile parce qu’il peut écrire des lettres à Yvonne chaque fois qu’il est saoul. Il lui demande de revenir et malgré ses sentiments, ne les envoie pas, il a peur de le faire. Et le jour où elle revient, il n’arrive pas à consumer et à vivre cet amour. Tout est beaucoup plus facile dans sa tête.

Le roman comporte une dimension politique : le Consul est assassiné par des fascistes, son frère culpabilise de ne plus se battre à la guerre d’Espagne et les dernières lignes du texte évoquent « la vision d’un million de tanks, de la fournaise de dix millions de corps en feu, tombant dans une forêt, tombant… »
C’est très important en effet. Je trouve dommage de ne pas avoir réussi à mieux la développer dans mon travail pour la pièce. Il y a une très belle scène où il trouve un indien mort, au bord de la rive, entraînant une confrontation des idées politiques d’Hugh et du Consul, de l’engagement de l’un et du renoncement de l’autre. Mais cela nous menait vers un spectacle de quatre ou cinq heures, ce qui est possible, mais n’était pas notre choix.

Comment les thèmes abordés – la mélancolie, la solitude, la rédemption – résonnent-ils dans l’Europe du XXIe siècle ?
Ces personnages ont tout. L’argent ne manque pas. Ils sont au Mexique, pays proche d’un certain paradis. Mais aussi l’amour, le temps, les amis, tout pour être heureux ! Et pourtant, aucun des quatre ne l’est. Quand je regarde notre monde aujourd’hui, nous avons nous aussi tout pour pouvoir en faire quelque chose d’autre. Et pourtant, on n’arrive pas à le gérer. En conséquence, c’est la peur qui domine et dicte, en Europe,  le mouvement actuel vers la droite.

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 15 au 19 février (en néerlandais surtitré en français)
03 88 24 88 24 – www.tns.fr

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