L’Alsace dans la mire

Illustration de Michaël Husser pour Poly

Un an déjà : le 2 février 2010, l’Alsace était la première région de l’Hexagone à passer au “tout numérique”. L’occasion était belle de faire le point sur un secteur multiforme : chaînes présentes sur la TNT ou le câble, initiatives locales, Web télévisions… L’offre semble foisonnante. Derrière cette luxuriance de façade les disparités sont cependant criantes. L’Alsace a-t-elle la télé qu’elle mérite ?

Il y a tout d’abord l’historique, France 3. À une autre époque, elle s’appelait Télé-Strasbourg (créée en 1953) et a notamment vu les débuts d’un jeune homme plein d’avenir, Jacques Martin. Lorsque l’ORTF[1. Office de radiodiffusion télévision française] est supprimée, l’antenne locale est renommée France Régions 3 Alsace. On est en 1975, Giscard gouverne une France avide d’ouverture. Dix-sept ans plus tard, FR3 est regroupée avec sa grande sœur Antenne 2 sous l’égide de France Télévisions. Le magazine en dialecte, Rund um (lancé en 1989), se regarde désormais sur France 3 Alsace. La déclinaison locale de la chaîne, dont la mission est d’assurer un service d’information régionale de qualité et de proximité, attendra 2001 pour connaître une nouvelle mutation avec la création des éditions locales strasbourgeoise (France 3 Strasbourg Deux rives) et haut-rhinoise (France 3 Haute-Alsace).

Le Paysage Audiovisuel Alsacien
Depuis, le câble, le Net et la Télévision Numérique Terrestre sont passés par là et cette sexagénaire, longtemps en situation de monopole, a vu des chaînes concurrentes fleurir. Résultat ? Une baisse d’audience régulièrement relayée par les syndicats affirmant qu’elle a « atteint des niveaux historiquement bas »[2. Déclaration de l’intersyndicale de France 3 rapportée dans un article de L’Alsace, du 21 octobre 2010, intitulé Le Gros malaise persiste à France 3 Alsace]. Et de préciser, pour le journal régional du début de soirée, qu’il figurait « largement en tête des scores nationaux et (…) recule à 9,3 % de parts d’audience contre une moyenne nationale de 19,7 % ». Les chaînes tout-info (BFM TV, I-Télé…) mais aussi l’attribution par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel de canaux, sur la TNT, à 19 chaînes régionales, multiplient la concurrence. Alsace 20 est née de la bataille entre les chaînes câblées Télé Alsace et Alsatic TV qui faisait rage depuis 2006. Seule la seconde a survécu, obtenant l’unique canal régional de la TNT, le numéro 20. En septembre 2009, elle hérite d’un nouveau nom, Alsace 20 – pas de jeu de mots avec le vin d’Alsace donc – et devient accessible gratuitement à presque tous les Alsaciens[3. « Environ 95% » explique Olivier Hahn, directeur d’Alsace 20 puisque seuls ceux qui sont exclusivement abonnés au bouquet CanalSat n’ont pas accès aux chaînes TNT régionales], le 2 février 2010.

« La multi-rediffusion est une arme imparable : passer les émissions en boucle, 24 heures sur 24, au lieu d’une seule fois permet évidemment à un plus grand nombre de personnes de les voir »
Lionel Augier, Alsace 20

De plus modestes ont émergé : de Télé Doller au Canal local de Munster en passant par Wantz TV, il existe en effet plus de 25 micro-chaînes regroupées dans l’association Canal Est, la Fédération des télévisions locales du Grand Est, qui sont bien souvent gérées par des bénévoles. Disponibles sur la câble (et le Net), leur nombre de spectateurs potentiels est réduit (2 300 personnes pour Canal Gambsheim, par exemple). Elles couvrent une actualité hyper-locale : la construction d’une crèche dans le village sur TV Otrott, le ramassage des encombrants à Oberhoffen-sur-Moder sur TVO ou encore un entretien avec le maire d’Erstein sur… TV Erstein. Pas de quoi exploser l’audimat, donc. Il faut dire que la télévision coûte cher. La production de programmes, ou plus modestement de simples reportages, mobilise des hommes et du temps. Un gouffre financier… Témoin de la fragilité de telles structures, TvCampus, expérience associative originale initiée en 2000 à destination des étudiants strasbourgeois, a mis la clef sous la porte en juin 2010. Pourtant des antennes colmariennes et mulhousiennes de ce qui était devenu, en 2009, une Web TV, avaient vu le jour en 2006. Mais moyens et motivation se sont effrités, laissant les quatre salariés (journalistes et administratifs) sur le carreau.

Ce florilège de télés, pour la plupart des organes dévolus à la communication et à la valorisation des villes et des villages, est cependant un vecteur intéressant de sociabilité et de découverte de la vie d’une commune : Canal 26, télévision de Schiltigheim, réalise ainsi quatre sujets par semaine et organise quatre à cinq grands directs par an, à l’occasion par exemple de la fête de la bière. Ambition honorable… même si elle n’est pas exploitée par toutes les municipalités, et non des moindres, puisque Canal Info Strasbourg demeure, par exemple, réduit à un Télétexte amélioré.

Andy Warhol Robot, par Nam June Paik, 1994, Kunstmuseum Wolfsburg © Helge Mundt, Hamburg

Le choc des “titans”
Entre les deux poids lourds du secteur, la concurrence fait aujourd’hui rage : le budget de France 3 Alsace est, en 2009, de 18,9 millions d’euros (pour une rédaction d’une soixantaine de journalistes) tandis que celui d’Alsace 20 (qui ne touche pas la redevance, mais doit s’acquitter de 400 000 euros annuels de coûts de diffusion TNT) est passé de 3 millions (en 2008 à l’époque d’Alsatic TV) à 1,85 millions d’euros pour une équipe de 15 personnes. Mais, bonne nouvelle pour la petite dernière, l’aide de la Région est passée de 200 à 300 000 euros suite à la réunion de la Commission permanente du Conseil régional, le 14 janvier 2011. De quoi compléter les 150 000 euros du Département du Haut-Rhin et les 50 000 euros du Bas-Rhin. Pour le reste ? La publicité, évidemment… L’ensemble est depuis de nombreuses années déficitaire, « mais les pertes se réduisent » assure Olivier Hahn, directeur d’Alsace 20, même si les recettes peinent à dépasser le million d’euros. La question est de savoir si le Crédit Mutuel, propriétaire des Dernières Nouvelles d’Alsace (actionnaire majoritaire « convaincu et porteur » de la chaîne selon Francis Hirn, président d’Alsace 20 et directeur général adjoint des DNA), souhaitera toujours soutenir l’initiative. On sait que lorsque la banque est devenue majoritaire dans Le Progrès, le groupe s’est séparé de Télé Lyon Métropole.

Une histoire de duels
Avant le match France 3 Alsace / Alsace 20, un autre duel se disputait l’audimat alsacien. Alsatic TV avait été lancée le 15 septembre 1999 : elle émettait alors deux heures par semaine sur le câble. En dix ans, la chaîne adossée aux DNA s’était taillée un nom et une ligne éditoriale, « proche de vous, avec vous », résumée par Jean-Jacques Schaettel, son directeur jusqu’en 2009. Les pertes sont déjà conséquentes et l’arrivée en 2006 de Télé Alsace, lancée par le Groupe Hersant, n’arrange rien. Les deux chaînes câblées se tirent la bourre : Alsatic TV investit l’info, un plateau avec public et des émissions thématiques tandis que Télé Alsace réalise une grande émission en direct avec un carrousel de petits sujets. Au niveau des audiences, elles sont au coude à coude, Télé Alsace réussissant en deux ans d’existence à devancer son aînée d’une courte tête. Mais devant la perspective de l’attribution d’un canal régional TNT par le CSA, une fusion est mise sur pied entre les deux chaînes qui déposent un projet commun dont Hersant se retire à la dernière minute (il abandonne d’ailleurs toutes ses télés), laissant Alsatic TV seule en piste.

Alsace 20, nouvel essor ?
Depuis, Alsace 20 a fait du chemin, profité du boom des nouvelles chaînes. En recrutant des têtes d’affiche comme Lionel Augier (ex-France 3) et en travaillant avec un personnel réduit, la chaîne qu’Olivier Hahn décrit comme « la moins aidée de France, pas de comparaison possible avec Wéo dans le Nord-Pas-de-Calais ou Mirabelle TV à Metz » réussit à produire « une heure de programmes frais par jour », assumant les multi-rediffusions. Pour Lionel Augier, il s’agit « d’une arme imparable : passer les émissions en boucle, 24 heures sur 24, au lieu d’une seule fois permet évidemment à un plus grand nombre de personnes de les voir ». Mais est-ce efficace ? Sur sa page Facebook, Alsace 20 commente, le 7 juillet 2010, les résultats de l’étude Médiamétrie TV Locales Septembre 2009-Juin 2010 en affirmant : « Vous êtes 454 200 Alsaciens à nous regarder tous les mois ! Merci de votre confiance ! » Dit comme ça on pense à de l’audimat. En fait, ce chiffre correspond aux “habitudes d’écoute”, un indicateur à partir duquel Médiamétrie définit le public global d’une chaîne locale. Il résulte d’une enquête réalisée « par téléphone auprès d’un échantillon représentatif de la population âgée de 15 ans et plus, équipés en TV et habitant la zone de diffusion de la chaîne ». Pour déterminer cet indicateur, on demande usuellement si le sondé regarde la chaîne « tous les jours, presque tous les jours, une ou deux fois par semaine, moins souvent, jamais ». Donc 34,14% n’ont pas répondu jamais. Olivier Hahn va plus loin en nous présentant un graphique comparatif (voir ci-contre) sur lequel on découvre, placés côte à côte, les habitudes d’écoute d’Alsatic TV et Télé Alsace en juin 2008, respectivement 115 300 et 121 800 auditeurs, et celles d’Alsace 20 culminant, en juin 2010, à 454 200. Mais ne s’agirait-il pas d’un tour de passe-passe ? Le directeur se garde bien d’indiquer que les auditeurs potentiels de plus de 15 ans équipés en TV  (la “base Médiamétrie”) sont loin d’être les mêmes : si 311 000 personnes recevaient les deux chaînes câblées, 1,3 millions captent Alsace 20 ! Comparons ce qui est comparable.

En ordonnée, les habitudes d’écoute
Graphique remis par Alsace 20

Légende graphique :
Pour comparer de manière adéquate les chiffres figurant dans ce graphique fourni par Alsace 20, il apparaît nécessaire de les rapporter au nombre d’auditeurs potentiels. En juin 2008, 311 000 personnes (de plus de 15 ans équipées en TV) – la base du sondage Médiamétrie – recevaient Télé Alsace soit 39,16 % des auditeurs potentiels regardant la chaîne contre 1 330 400 recevant Alsace 20 aujourd’hui, soit 34,14 % de ses auditeurs potentiels la regardant. On est bien loin de la démonstration de la chaîne qui devra, à l’avenir, peaufiner sa communication…

Bi-média, Web TV, quelle alternative ?
Par son occupation du terrain et ses formats magazines collant à l’air du temps, Alsace 20 ne s’attaque pas directement à France 3 sur le terrain des news. Mais le clivage n’est pas si marqué et Jean-François Dolisi se fait fort, avec la locale Strasbourg Deux rives dont il est rédacteur en chef, de proposer « un ton différent, avec l’ambition d’être drôle et décalé, de parler légèrement de choses légères, même si ce n’est pas toujours évident ». Un pari visant aussi à reconquérir des auditeurs plus jeunes, moins attirés par les médias classiques. Dans l’attente d’une télévision régionale forte remise sur les rails par le nouveau PDG de France Télévisions, Rémy Pflimlin (également directeur général de France 3 entre 1999 et 2005, il y a laissé de bons souvenirs), les équipes composent avec les dégâts de la réorganisation de France Télévisions et les énièmes changements de grille de programme qui ont vu le temps d’antenne des locales diminuer ces dernières années. La baisse des effectifs entraîne « la fin des spécialisations dans des domaines comme la politique », explique Danièle Léonard, Grand reporter à France 3. « Du coup, on manque de réseaux et on est moins efficaces dans le traitement de l’info brute. »

« L’ambition de la locale Strasbourg Deux rives est de proposer un ton différent, d’être drôle et décalé, de parler légèrement de choses légères, même si ce n’est pas toujours évident »
Jean-François Dolisi, France 3

Des initiatives plus modestes et alternatives voient le jour. C’est le cas de StrasTV (elle avait créé le buzz avec Tom Sawyer en Alsace), portée à bout de bras par Joseph Pasquier qui travaille aussi pour la boîte de prod’ réalisant les sujets de TF1 à Strasbourg. Depuis le 13 août 2008, il propose des sujets sur Internet et s’est fait un nom par sa couverture omniprésente de l’actualité de la ville. Aujourd’hui accompagnée de quatre personnes, sa Web TV s’étoffe même si les sujets décalés et la forme alternative des débuts laisse place à d’autres, plus formatés tels qu’on peut en voir sur France 3 qui est perçue par Joseph comme « le CNN de la télé locale ». Si l’équipe s’agrandit, le modèle économique s’appuyant essentiellement sur la réalisation de sujets institutionnels, en plus de ceux à voir sur le site, montre ses limites. Jusqu’à quand sera-t-il tenable ? Pour Lionel Augier, « les Web TV sont vouées à l’échec, pas une n’a réussi ». Lui qui voit « un boulevard devant Alsace 20 grâce à sa position régionale unique » devra donner une âme à sa chaîne, mais aussi faire le tri entre le bon (la culture par le prisme de So What !, Éco sur 20…) et le moins bien réalisé (le peu imaginatif Portrait alsacien, l’atroce cadrage-éclairage de Sous le Gril, le rythme poussif d’Histoire, histoires…).

« La salle de presse multimédia, presse écrite/télé, n’est pas encore un pari réussi, même si c’est une manière intelligente d’envisager l’avenir »
Francis Hirn, DNA-Alsace 20

La télévision de demain ne s’inventera pas sans moyens financiers. Vu le régime sec imposé aux Collectivités Territoriales, pas sûr qu’elles parient sur un média aussi dispendieux, même s’il fait souvent tourner les têtes. À moins que les chiffres d’audience des TV locales de la vague septembre-décembre 2010, livrés par Médiamétrie le 26 janvier, en apportent le démenti, demain c’est loin…

vous pourriez aussi aimer