En eaux troubles

©Agathe Poupeney

Dans la nouvelle création du Ballet de l’Opéra national du Rhin, Radhouane El Meddeb revisite Le Lac des cygnes. Rencontre avec un chorégraphe atypique, lancé dans un dépoussiérage en règle d’un mythe de la danse classique.

Vos pièces sont marquées par des présences incroyables, une grande émotion, une recherche d’adresse et de place laissée au public. Bien loin des codes du classique où la technique prime et l’approche du regard comme de la face sont totalement différentes…

Mon projet réside dans cette rencontre. J’adore les danseurs et la danse. Le Lac des cygnes cristallise cette excellence de la profession et de la technique. Mes premiers émois viennent de ce ballet et de cette musique que j’ai découverte à la télévision, enfant, en Tunisie. Il y a aussi mon histoire de la danse, cette manière de m’approprier les sujets, les danses, leurs histoires, leurs vocabulaires, leurs techniques, pour les adresser au monde d’aujourd’hui. Ma façon aussi de mettre au centre la notion de l’interprète que je vois comme un citoyen engagé, conscient, qui se nourrit de tout ce qui se passe autour de lui. Je mélange ma démarche, très sensible et fragile à une danse bourgeoise qui ne tient pas compte de l’humanité des uns et des autres, de ceux qui la font comme de ceux qui la regardent d’ailleurs. Il y a comme un défi pour être les plus beaux et une fascination chez les spectateurs qui ne prend pas source dans l’émotion mais dans la technicité.

Ça a frotté avec les danseurs lorsque vous leur avez demandé de ne pas faire ce qu’ils savent faire ?

Oh oui, et ça va continuer à frotter. Nous avons beaucoup parlé, ce qui n’est pas du tout habituel dans la formation des danseurs classiques. Ils sont au service de la danse, là pour la danse qu’ils dansent, et pas là pour nous montrer qui ils sont. Je suis arrivé en leur disant : je ne fais pas de la danse, mais je suis la danse que je fais. Voilà ce que je vous propose. Ils m’ont regardé avec de grands yeux, pleins d’incompréhension : qu’est ce qu’être quelque chose mais ne pas faire ? Cela a été, et est encore, compliqué. Il est difficile de pousser ses limites et opérer des changements fondamentaux. Le sujet est pour eux le vocabulaire, la technique. Ce sont des reproductions historiques et fidèles. Je suis à l’opposé, dans le dépassement, l’intériorité, l’incarnation ici et maintenant. Ce sont deux mondes qui se sont rencontrés avec énormément de résistance. Certains ont été, et sont peut-être encore, dans un étonnement ou un mécontentement, dans une interrogation sur le résultat car ils ont, ce que j’admire d’ailleurs, un respect pour une reproduction fidèle, voire intouchable et sacrée ! J’ai mis les mains dans tout cela, changé des postures, retrafiqué des choses pour les rendre plus humaines. Je ne tords pas le cou au classique. Au contraire, j’essaie de le sublimer, de le rendre un peu plus proche de moi et de nous. Je souhaite lui redonner un souffle contemporain et universel que chacun puisse regarder sans cette sublimation de la performance physique.

Vous partez de la version du Lac des cygnes modernisée par Rudolf Noureev dans les années 1980. Il en fait un long rêve du prince et un jeu de doubles et d’interdits. Qu’y apportez-vous ?

Noureev a énormément développé la psychologie des personnages. J’ai pris cette version pour son excellence technique qui la rend très difficile à danser. Sa quête dans son parcours m’a touché. Il a écrit son Lac pour montrer qui il était après avoir quitté son pays pour Paris, ce qui me plait. J’ai essayé de souligner des choses que lui-même relevait tout en mettant de mon rêve personnel : j’ai reçu deux chocs, la découverte de Tchaïkovski et de la danse. Je gomme un peu le rêve initial du prince. Je suis aussi en rupture avec la hiérarchie et les attributions de rôles. Mes danseurs sont tous le prince et Odette. Nous avons tous une part d’Odile en nous et le cygne noir n’apparait pas, même s’il est, lui aussi, en chacun. Tous seront le cygne. Cela fait écho à l’une de mes problématiques récurrentes autour du genre. On l’observe dans le dédoublement. Je me concentre sur cette histoire d’amour que chacun traversera un jour : le doute, la quête de l’autre… Quand on est amoureux, on est tous femme, tous homme. On ne sait plus quel genre on est ni où on veut aller. L’amour nous suspend entre ciel et terre.

©Agathe Poupeney

Les danseurs connaissaient-ils votre travail ?

Je ne crois pas. Je suis un ovni dans un palais, avec ma corpulence, ma manière de faire, de parler. Les danseurs me regardent comme un étranger à la danse. Mais je serais ravi de revenir dans deux trois ans pour voir quel chemin cette expérience aura fait en eux.

Plusieurs fins existent. Laquelle avez-vous choisie ?

J’accumule les choses dans cette urgence aujourd’hui de dire une certaine catastrophe qui nous menace, et dont Strasbourg a été victime il y a quelques jours. Je la sens dans mon corps. J’essaie de voir comment cette histoire d’amour connecte, réellement ou pas. Je passe par un rapport à la danse et à l’épuisement qui est nécessaire : comment peutil raconter le ballet, alerter sur ce tsunami qui peut nous anéantir ? Et ils le seront anéantis. Peut-être que la musique est plus forte que nous…

Au final, qu’est ce qui vous rendra satisfait ?

Je suis très content de ce qu’on produit. J’ai toujours fonctionné en essayant d’aller au-delà de mes limites, d’ouvrir d’autres portes et de pousser les fenêtres pour me placer en des endroits sans confort. Il ne me va pas, j’aime les eaux troubles. Un danseur a évidemment peur de cela, peur de se blesser, de rater… Je commence à voir de la lumière en eux et j’espère qu’ils le seront, lumineux. Je leur ai donné pas mal d’images et de références. J’ai essayé de les nourrir, de parler de Pessoa et son rapport à l’intranquillité, cette chose sous-jacente qui ronge avec beaucoup de poésie, j’ai aussi conseillé Nostalghia de Tarkovski, et à d’autres des images de corps chez le cinéaste Angelopoulos où l’on voit les gens se regarder, se parler, s’accompagner. On est loin de l’oeuvre du répertoire qu’ils maîtrisent et connaissent. Je leur dis souvent que je fais les choses pour eux, avec eux puis contre eux.


À l’Opéra (Strasbourg), du 10 au 15 janvier

Au Théâtre municipal (Colmar), jeudi 24 et vendredi 25 janvier

À La Filature (Mulhouse), du 1er au 3 février

operanationaldurhin.eu

Au Manège (Reims), du 22 au 24 mars

manege-reims.eu

Au Théâtre national de Chaillot (Paris), du 27 au 30 mars

theatre-chaillot.fr

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