Bul à facettes

Artiste de renommée internationale, la sud-coréenne Lee Bul s’empare des espaces du Mudam pour construire une véritable odyssée futuriste de l’espace et de l’espèce en forme de psyché cyberpunk.

Pantalon ample et veste de tailleur à col Mao. Sombre et chic, Lee Bul porte la coupe garçonne depuis toujours, la chevelure brune de sa jeunesse laissant place en cette fin de quarantaine à un poivre et sel tirant sur le blanc. Regard sibyllin, imperturbable. Rien ne semble pouvoir venir troubler la sérénité de celle qui se fit connaître dans les années 1980 par des happenings dans lesquels elle se paraît de costumes tentaculaires, devenant monstre. La guérilla artistique a laissé place à des sculptures au long cours, demandant plusieurs mois de maturation et au moins autant de réalisation. Loin de se contenter de voir réuni le plus grand nombre de ses œuvres dans un musée européen, l’artiste coréenne est venue, un mois durant, investir les espaces monumentaux du Mudam. Le temps de composer un retour vers le futur.

Cyborg W1, 1998. Collection Artsonje Center, Séoul © Watanabe Osamu. Courtesy Mori Art Museum, Tokyo

Ghost in the shell
Tout débute dans le grand hall et son impressionnant puits de lumière vitré culminant à plusieurs mètres au-dessus du sol. Y sont suspendues, lévitant dans l’espace, plusieurs sculptures en polyuréthane et silicone de la série Cyborg. Des corps amputés, augmentés façon cyberpunk, échoués dans les abîmes de la galaxie en tant qu’évolutions mutantes frappées d’obsolescence. Comme autant de Vénus de Milo inachevées, ces compositions rétro-futuristes estropiées marquent par leur qualité de détails, le blanc immaculé et mat de leur couleur conférant une matière proche de celle du marbre antique. À ces nouveaux canons de beauté, portant armures et protections technoïdes volumineuses, répondent des bestioles hybrides et tentaculaires aux protubérances organiques inquiétantes. Ainsi débute le voyage voulu par Lee Bul, « de la clarté à

Amaryllis, 1999. Collection Arario, Séoul © Watanabe Osamu. Courtesy Mori Art Museum, Tokyo

une certaine obscurité devant nous permettre de mieux voir en nous-mêmes. Quand on rencontre mon œuvre, on essaie d’aller de l’apparence à la profondeur intérieure. Le parcours d’exposition a été pensé comme cela », assure-t-elle. Le sol fait lui-même penser à celui d’une planète marquée par des soubresauts, matérialisés par Diluvium, amas de planches en bois composant des protubérances montagneuses que le spectateur a loisir de parcourir, multipliant d’autant les points de vue sur les œuvres au-dessus de lui suspendues.

La Cité dans le ciel
Le cheminement de l’exposition nous entraine vers les abîmes de l’humanité, au niveau -1 du Mudam. Des villes-bateaux suspendues en matériaux composites flottent dans le vide d’un escalier en colimaçon, écho à des chimères architecturales constituées de perles de cristal et de verre, de chaînes, de filets et d’acier inoxydable qui happent notre imaginaire. A Perfect Suffering mais surtout After Bruno Taut (Beware the Sweetness of Things) sonnent comme des visions flamboyantes et utopiques inspirées par les modernistes et constructivistes du siècle dernier. Totalement déshumanisées, ces villes ne sont plus que des agrégats d’époques, dégâts d’un temps pas si lointain où la contrée de l’artiste se lançait dans un développement à marche forcée, emboitant le pas des mégalopoles dessinées par Enki Bilal ou François Schuiten. La critique politique n’est jamais loin. Mon grand récit : Weep into stones… symbolise cette ville composite sur échafaudages dans laquelle s’amalgament des archétypes vidés de leur sens : le dôme retourné de Sainte-Sophie en boule à facettes, une tour-montagne de cire où s’agrègent les outils de mineurs et de grandes voies circulaires en descendant comme dans les circuits électriques pour petites voitures de notre enfance. Monde sens dessus-dessous, aux strates apparentes dans tous leurs défauts.

After Bruno Taut (Beware the Sweetness of Things), 2007 © Éric Chenal. Courtesy Galerie Thaddaeus Ropac, Paris – Salzburg

2013, L’Odyssée morcelée
L’histoire qui se dessine, depuis les cyborgs mutilés et les organismes mutants jusqu’à ces villes abandonnées, trouve son apogée dans la salle la plus sombre – malgré le miroir recouvrant les dizaines de mètres carrés du sol – qui nous place face au reflet fragmenté de notre propre corps modifié par l’environnement. Entrant par un Souterrain aux miroirs kaléidoscopiques perturbant chaque sensation, Via Negativa s’offre à nous : un labyrinthe de glaces ondulées dont le centre névralgique, rempli de myriades d’ampoules se perdant dans l’infini des perspectives, nous guide au milieu des fausses pistes du dédale. Enivrante et troublante cette longue et lente contemplation des éclats multiples de notre visage… « Y voir une métaphore de l’être humain et de sa complexité n’est qu’un premier pas », susurre Lee Bul, du bout des lèvres. « Toute mon œuvre n’est qu’un immense concept sur l’histoire de l’Homme et de son devenir. » Une mise en abîme la poussant à tomber le masque et faire passer le spectateur de l’autre côté des cimaises : « Depuis deux ans, j’ai décidé de montrer mes travaux préparatoires (maquettes, dessins…) en recréant, comme ici à Luxembourg, une partie de mon atelier. En faisant cela, je me retrouve totalement nue devant le visiteur, partageant les nombreuses vies de mes sculptures dans plusieurs étapes, du dessin jusqu’à la forme finale. Se dévoilent ainsi les évolutions de mes propres sensations et les changements d’états d’âmes à la base de tout mon travail. » Autant de connexions spatio-temporelles entre l’ici et l’ailleurs, les différentes faces du Moi… et les êtres.

Via Negativa, 2012 (Détail). Courtesy Studio Lee Bul
À Luxembourg, au Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean jusqu’au 9 juin 2014+352 45 37 851 – www.mudam.luwww.leebul.com
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