Bouillon de culture

Max Klinger, Opus II, Rettungen ovidischer Opfer, 1879, Strasbourg, MAMCS. Photo : Mathieu Bertola

Abordant l’histoire culturelle de la ville, la manifestation Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930, dont l’épicentre est le MAMCS, irrigue toute la cité, explorant, dans une belle richesse de propositions, ce “moment strasbourgeois”.

« Nous avons souhaité nous détacher du récit national, que ce soit du coté allemand ou du côté français. Ce ne sont pas les dates des manuels qui nous intéressent, mais le temps long, l’imprégnation de la ville », explique d’emblée Roland Recht, professeur honoraire au Collège de France, un des deux Commissaires généraux de la manifestation. Il justifie ainsi le choix de la période : un « moment strasbourgeois où des personnalités majeures ont développé un parcours innovant, dont le seul équivalent est peut-être la décennie 1770 avec Goethe, Lenz et Herder. » L’annexion de 1871 a produit une « conjonction favorable » complète la directrice des Musées, Joëlle Pijaudier-Cabot, dont les effets « ne commencent à se faire sentir qu’en 1880 avec la naissance de la Neustadt, la constitution des collections des musées par Wilhelm Bode, l’essor de l’Université… Le mouvement se prolonge après-Guerre avec la modernité de L’Aubette où l’École des Annales. »

Dans les Musées

Au Musée d’Art moderne et contemporain sont présentées plus de mille pièces réparties sur 3 000 m2 dans une scénographie sobre et contemporaine signée Adeline Rispal. Le visiteur demeure frappé par la richesse culturelle d’une ville passée en quelques années du statut de préfecture pépère à celui de capitale du Reichsland Elsass-Lothringen, voyant sa population exploser (85 000 habitants en 1871, 151 000 en 1900), et son espace urbain s’accroitre. Longtemps honnie, cette “époque allemande” est réhabilitée depuis peu, le récent classement de la Neustadt au Patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco en étant le plus bel exemple. Les salles du musée illustrent une véritable floraison intellectuelle et artistique, montrant, par exemple, le développement des Arts décoratifs grâce à une école alors dirigée par Anton Seder avec des reconstitutions d’intérieurs imaginés par Charles Spindler pour les expositions universelles de Paris (1900), Turin (1902) et Saint-Louis (1904), riches de précieuses marqueteries. On découvre aussi les collections d’une Université en pointe (écorchés, modèles cristallographiques ou moulages de marbres antiques) et la vitalité artistique d’une « métropole cosmopolite où les influences se croisent », résume Joëlle Pijaudier-Cabot. La cité accueille notamment une exposition d’Art français présidée par Rodin en 1907 où reçoit Max Beckmann, en pleine dépression, pendant la Guerre. Le parcours se poursuit dans le réseau des Musées avec notamment une présentation de la personnalité de Wilhelm Bode chargé de créer une collection ex nihilo (Musée des Beaux-Arts) ou une passionnante réflexion sur la musique (Galerie Heitz). Le prolongement de ce bouillonnement se fait sentir après 1918 : si L’Aubette, amplement documentée au MAMCS (notamment par de très beaux projets de banquettes signés Theo van Doesburg) en est la plus belle illustration, on retiendra l’École des Annales comme exemple emblématique. Initiée à Strasbourg à la fin des années 1920, cette véritable révolution opérée par Lucien Febvre et Marc Bloch permet de redéfinir les contours l’histoire en la tournant vers d’autres spécialités, géographie, sociologie, etc. « La structure de l’Université strasbourgeoise de la période allemande faite d’Instituts où chaque discipline avait sa salle et sa bibliothèque, était un véritable appel à l’interdisciplinarité », explique Roland Recht.

Pont de l’Université, Photo: Claude Menninger

Dans la ville

La manifestation Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930 essaime dans toute la ville, créant un véritable rhizome d’expositions, des Archives au Shadok en passant la BNU, la plus excitante étant celle dédiée à La Neustadt, laboratoire urbain proposée par la Région Grand Est dont les services (en partenariat avec l’Eurométropole) ont réalisé l’inventaire détaillé depuis 2010. « C’est un processus de longue haleine et le premier travail scientifique exhaustif sur cet ensemble urbain. Il est partagé avec les habitants. Cette exposition en est le point d’orgue et l’aboutissement après des Rendez-vous de la Neustadt annuels qui ont permis à chacun de juger de la richesse d’un espace longtemps mésestimé », résume Pascal Mangin président de la Commission Culture de la Région. Le visiteur découvre la genèse du plus bel ensemble d’architecture wilhelminienne d’Europe, marqué par son unité et la diversité des réalisations où se croisent Jugendstil, néo-gothique, néo-roman, etc. « Une réglementation stricte a été édictée pour des questions d’hygiène – la hauteur uniforme des immeubles, par exemple, est liée à des questions d’ensoleillement – mais les aspects esthétiques forment un étonnant patchwork. À la différence de Paris, il n’y a pas eu de grandes sociétés immobilières qui ont acheté et construit des pans entiers de la ville. Plusieurs milliers d’acteurs sont entrés en jeu, ce qui explique cette pluralité de styles », résume Marie Pottecher*, une des commissaires de l’exposition. Plans, photographies, tableaux (dont une merveille signée Lothar von Seebach), objets (comme des échantillons de carreaux Villeroy & Boch) ou sculptures forment un passionnant parcours permettant de mieux cerner les contours de la Neustadt, qu’ils soient théoriques (avec son évolution urbanistique au fil des âges depuis le Plan Conrath) ou… sanitaires puisque l’hygiène sous-tend l’ensemble avec pour vaisseau amiral un réseau de bains dont le fleuron est un bâtiment érigé entre 1905 et 1908 par Fritz Beblo, imposant édifice rappelant, avec sa façade en rotonde, les centres thermaux du Nord de l’Allemagne. Afin d’expérimenter l’Histoire in vivo, il ne suffit que de quelques pas, en sortant de l’exposition, pour y plonger.

 

 > Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930, au MAMCS, au Musée des Beaux-Arts, au Musée zoologique et à la Galerie Heitz (Strasbourg), jusqu’au 25 février 2018

musees.strasbourg.eu

> La Neustadt, laboratoire urbain, en l’Église Saint-Paul (Strasbourg), jusqu’au 10 décembre

grandest.fr

> À voir également les expositions Néogothique à la BNU (jusqu’au 28 janvier 2018, voir Poly n°202), Rétro d’expos aux Archives de la Ville et de l’Eurométropole (jusqu’au 2 février 2018), Strasbourg Laboratoire de demain au Shadok (jusqu’au 21 janvier 2018) ou encore L’Invention d’un modèle, l’École des Art décoratifs à la HEAR (jusqu’au 16 février 2018)

* Elle vient de quitter la direction de l’Inventaire de la Région pour prendre les rênes du Musée alsacien de Strasbourg

 

 

 

 

 

 

 

 

de a à z

Indispensable pour mieux comprendre cette époque, le Dictionnaire culturel de Strasbourg 1880-1930 est un pharaonique ouvrage collectif de 600 pages (et 700 entrées) regroupant plus de 300 illustrations et 30 cartes. Rédigé sous la direction de Roland Recht et Jean-Claude Richez, il arpente des domaines aussi variés que la médecine, la sismologie ou la poésie. Un fascinant voyage de A comme Achener (un peintre un brin oublié) à Z comme Zoologie rappelant le rôle important joué par l’Institut strasbourgeois. D’une lecture très agréable, cet ouvrage érudit est l’idéal compagnon de toutes les manifestations placées sous la bannière de Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930.

Paru aux Presses universitaires de Strasbourg (45 €)

pus.unistra.fr

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