Aux origines de la violence

Les Noms © Simon Gosselin

Suite à l’odyssée toute en démesure 2 666* d’après Roberto Bolaño, Julien Gosselin s’attaque à trois romans de Don DeLillo : Joueurs, Mao II et Les Noms.

En Chiffres. 1032 pages pour trois romans parus en français chez Actes Sud au début des années 1990, soit entre une et deux décennies après la publication américaine des Noms (1982) et de Joueurs (1977). Les trois adaptations peuvent se découvrir en épisodes isolés de 3h chacun ou dans une intégrale de 9h30 sans entracte, les spectateurs pouvant entrer et sortir librement pendant la représentation. Un spectacle fleuve dans lequel le temps se dilate entre auditoire et comédiens. Une douzaine est en jeu dans une scénographie de verre rappelant les lames modernistes de l’architecte Mies van der Rohe. Pas de quoi impressionner Julien Gosselin, ni ceux ayant déjà vécu l’expérience temporelle de 2 666 et ses 12 heures de Théâtre !

Les Noms © Simon Gosselin

Don DeLillo. Né dans le Bronx, Don DeLillo est un écrivain américain octogénaire, dont les parents ont émigré des Abruzzes, son père passant par Ellis Island durant la Première Guerre mondiale. Éduqué dans un catholicisme rigoureux à l’américaine (l’italien était banni de la maison), l’école buissonnière est son salut. Il travaille d’abord dans la publicité, tout en se consacrant à sa passion, l’écriture de nouvelles et à des romans à l’architecture complexe. S’il met quatre ans à écrire son premier roman (Americana, 1971), il en publie cinq autres avant 1979, dont Joueurs (1977). Après une incartade plus commerciale sous le pseudonyme de Cleo Birdwell et des voyages au Proche-Orient, Les Noms voit le jour en 1982. Si Mao II parait en 1991, ses romans les plus célèbres restent Outremonde (1997), Libra (1988) et Bruits de fond (1985) distingué par le National Book Award. L’auteur cultive un certain mystère. Ses livres sont remplis de pessimisme et de scepticisme, qu’il croque le malaise et les illusions de la middle-class ou ceux des plus privilégiés.

Littérature-théâtre. Julien Gosselin tente de recréer des fictions sur scène. De pièces (Gênes 01 de Fausto Paravidino, Tristesse animal noir d’Anja Hilling), il compose des épisodes narratifs. De romans qui se mesurent au monde dans un défi littéraire apte à embrasser plusieurs époques (Les Particules élémentaires de Houellebecq, 2 666 de Bolaño), il écrit des adaptations malaxant sens et genres, en forme de pièces non centrées sur les positions des personnages ni sur la question de la représentation théâtrale. Plutôt sur ce qui réunit, dans la dimension littéraire, acteurs, spectateurs et metteur en scène.

Joueurs © Simon Gosselin

Théâtre-récit. L’adaptation des trois romans offre une coupe transversale dans l’œuvre de DeLillo, à la poursuite d’une archéologie du terrorisme et de la violence politique. Attentats, finance mondiale, querelles de couple, sectes, langage comme réponse aux maux, mystique de la terreur sondent le mouvement global de l’Histoire. Les personnages sont pris par « la peur, le doute, l’ennui et l’impossibilité de l’amour. DeLillo rend à ces phénomènes vécus par tous leur part de mystère, les relie à l’Histoire, aux guerres, aux archaïsmes les plus violents et les plus purs » confie le metteur en scène.

Joueurs, Mao II et Les Noms. Dans Joueurs, un homme passe de l’ennui du couple à la violence pure, la lutte entre la radicalité et le libéralisme aux États-Unis dans les années 1970 sous les traits d’un jeune trader. Tentation d’attentat et immolation par le feu. Mao II croise le portrait d’un écrivain – double de l’auteur ? – vivant reclus avant de se confronter au terrorisme au Liban dans les années 1990, sauvant un jeune poète fait prisonnier par des terroristes maoïstes. Enfin, Les Noms raconte, en un récit labyrinthique la recherche par un expert en analyse de risques esseulé d’une secte violente tuant ses victimes en se basant sur l’alphabet au beau milieu d’un bassin méditerranéen plongé dans le chaos. La géopolitique, l’individualisme, le capitalisme, le rôle des médias et la prégnance de l’image s’y côtoient, les groupuscules d’extrême gauche comme les factions rivales du Moyen-Orient. Le terrorisme comme supplétif à la littérature dans la longue agonie des sociétés occidentales.

Mao II © Simon Gosselin

Théâtre-cinéma. Tombé dans la vidéo avec 2 666, travail qu’il a poursuivi dans 1993 créé avec les élèves de l’École du Théâtre national de Strasbourg (dont il est artiste associé), le metteur en scène continue d’interroger les lignes de force de la représentation en bousculant le théâtre avec une approche cinématographique des corps au plateau. Le long plan-séquence en temps réel, dans lequel ses comédiens jouent souvent très loin du public derrière de grandes baies vitrées, se déroule dans un décor pivotant avec cadreur, steadicam au poing, et rails pour travelling. Lumières et attitudes sont pensées pour la caméra. Les images léchées qui en résultent sont projetées sur un immense écran surplombant la scénographie, le son lui-même étant lui-même amplifié et trituré avec micro et bande-son électro.

SVPLMC. Si vous pouviez lécher mon cœur, nom du collectif co-fondé par Julien Gosselin à sa sortie de l’École professionnelle supérieure d’Art dramatique de Lille, en 2009. Son adaptation des Particules élémentaires de Houellebecq est acclamée au Festival d’Avignon 2013, propulsant le metteur en scène (qui aura 33 ans en 2020) en figure de proue de la jeune génération de metteurs en scène français. Ses projets pharaoniques ultérieurs montrent que rien ne lui résiste.

Les Noms © Simon Gosselin

Intégrale Joueurs / Mao II / Les Noms, au Maillon (Strasbourg, présenté avec le TNS), samedi 18 janvier et dimanches 12 et 19 janvier
maillon.eu
tns.fr

Joueurs, au Maillon (Strasbourg, présenté avec le TNS), mardi 14 janvier

Mao II, au Maillon (Strasbourg, présenté avec le TNS), mercredi 15 janvier

Les Noms, au Maillon (Strasbourg, présenté avec le TNS), jeudi 16 janvier
maillon.eu
tns.fr

* Lire Des Enfers fabuleux dans Poly n°196 ou sur poly.fr

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