Réversibilité

Le collectif belge tg STAN revient au Maillon avec Le Chemin solitaire de l’autrichien Arthur Schnitzler (1862-1931), analyste hors pair des tréfonds de l’âme. Rencontre avec Damiaan De Schrijver, l’un des comédiens fondateurs de Stop Thinking About Names.

Comment résumeriez-vous cette pièce ?
Ce n’est pas une histoire qu’on peut raconter (rire)… Après un long moment d’absence, un homme revient voir des amis, une famille dont la mère est déjà morte. Le père légitime n’est pas le père biologique, qui n’est autre que cet homme qui réapparaît. Il y a des artistes ratés, dont le professeur Wegrat qui se qualifie lui-même de « fonctionnaire artistique ». La pièce est pleine de ratés : l’une veut se suicider pour un amour perdu, l’autre s’échappe à l’étranger pour fouiller des ruines d’anciennes civilisations… Tous fuient !

Écrite en 1904, la pièce a pour toile de fond le milieu bourgeois de Vienne. Vous vous dégagez de cette époque et l’on découvre la contemporanéité criante du texte…
C’est très contemporain car nos problèmes restent les mêmes : les désirs qu’on ne peut assouvir, les amours non réciproques… La vie ne fait pas de cadeaux. Arthur Schnitzler était médecin, comme Tchékhov avec lequel il partage cette capacité d’analyser les âmes au scalpel, mettant à jour les pensées, les habitudes et les stratagèmes de ses personnages. Notre plateau sera nu, quelques petits objets jalonnant l’espace. Pas question de jouer dans le noir, ni entre des rideaux rouges et un canapé d’analyste, nous éclairons le tout de lumière blanche pour mieux montrer les difficultés existentielles des gens.

Damiaan De Schrijver © Kris Dewitte

Les comédiens s’échangent sans cesse les rôles au fil de la pièce, dynamitant les codes habituels de la narration. Cela accentue l’écoute tout en insistant sur l’universalité du propos…
Nous avions déjà fait jouer plusieurs rôles à un même comédien ou mis des femmes dans la peau d’hommes. Ici, nous allons plus loin. Pendant un même dialogue, nous intervertissons les rôles, ce qui donne au comédien la possibilité de comprendre le point de vue de l’autre. Nous évitons ainsi de tomber dans la psycho-analyse. Nous préférons dévoiler les personnages de la manière la plus dépouillée possible, sans rien cacher. Le public devient notre complice et notre témoin. Il permet de jouer la pièce car, sans lui, on ne saurait l’ouvrir. C’est le public qui décidera à la fin et l’on espère qu’il sera difficile de dire qui a raison…

Freud disait de Schnitzler : « Je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double. » Les personnages livrent leur mépris, aspirations, peur du devenir et de l’avenir. Tous cherchent quelque chose dans leur passé…
Ils ne cessent de le clamer. Les phrases que Schnitzler leur met en bouche sont pleines d’une beauté et d’une sagesse incroyables. Il livre le cerveau de l’homme. À nous, comédiens, d’être les avocats des personnages pour le faire comprendre au public.

Le Chemin solitaire © Tim Wouters

Vous avez travaillé avec l’artiste Erwin Wurm sur les éléments de décor : quelques objets éparpillés au sol (grille-pain, tourne-disque, valise…). Que recherchiez-vous, l’humour et l’étrange de ses installations détournant le quotidien ?
La pièce est assez statique et nous avions besoin de corporel car nous ne sommes pas danseurs. Que faire avec nos corps durant toute la pièce ? Mettre les mains dans les poches ne suffit pas… Nous avons donc cherché à manipuler des objets qui sont autant d’images abstraites du quotidien, étranges à souhait. Je mets par exemple un livre ouvert comme un chapeau, d’autres se baladent fourchette et couteau en main… Autant d’approches différentes des personnages que le public peut interpréter de multiples façons.

tg STAN s’est constitué dans le refus du metteur en scène. Parlez-nous de ce mode de fonctionnement et de création atypique, plaçant l’acteur au centre de tout…
Cela fait 25 ans que nous travaillons ensemble, sans leader ni directeur artistique. Le noyau créateur de quatre comédiens décide de tout : dramaturgie, décors, lumières, traductions des textes… Nous discutons de toutes les possibilités dans la recherche d’un consensus qui est une réinvention collective de démocratie car chaque comédien se bat pour ses mots, ses synonymes, ses coupures. Quelques jours avant la première, on règle “le trafic” et ne garde que ce qu’il faut. Au comédien, ensuite, de remplir et de surprendre l’autre en réinventant, chaque soir, les intonations, les pauses et la façon de se regarder des personnages qu’il interprète. Nous essayons de ne pas être paresseux, de nous renouveler, sans cesse, n’improvisant que la façon de dire, pas le texte.

Il y a une certaine verticalité, une raideur des postures et des corps mais aussi beaucoup d’humour…
Il en faut suffisamment. L’auteur ne se prend pas trop au sérieux et le rire qui naît dans le public montre notre complicité et notre compréhension mutuelle de ce qui est en jeu.

Votre volonté de mettre « en évidence les divergences éventuelles dans le jeu » est poussée à son plus haut point lorsque différents comédiens s’emparent des mêmes rôles dans la pièce, leur donnant leur propre résonance…
Nous essayons d’enlever la poussière, de ne pas devenir les personnages mais de dévoiler la stratégie à l’œuvre entre eux. À nos yeux, les arguments priment sur la métamorphose d’un comédien en devenant un autre. Il est d’ailleurs intéressant de voir pourquoi le texte devient plus clair comme cela. Ce n’est pas moi qui l’invente, mais Diderot : les personnages ne sont que les fantômes et les fantasmes d’un écrivain.

À Strasbourg, au Maillon-Wacken, du 5 au 7 janvier 2012
03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com

Rencontre avec l’équipe de tg STAN et le metteur en scène Mathias Moritz (qui crée Antiklima (x) d’après Werner Schwab, du 15 au 18 mai 2012 au Maillon) autour des auteurs autrichiens, samedi 7 janvier, à 15h, à la librairie Kléber
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