No pasarán

Après La Estupidez et La Paranoïa, le Théâtre des Lucioles revient au Maillon avec L’Entêtement, dernière pièce de Rafael Spregelburd, écrite d’après Les Sept Péchés capitaux de Jérôme Bosch. Un polar historique en pleine Guerre civile espagnole.

Rafael Spregelburd avait inventé, dans La Paranoïa[1. Voir Poly n°129, interview de Marcial Di Fonzo Bo à propos de La Paranoïa ici], le théâtre de science-fiction avec son ballet de personnages déjantés réunis pour sauver le monde des envahisseurs. Avec L’Entêtement, grande fresque historique, l’auteur argentin nous replonge en 1939, à quelques heures de la défaite des Républicains. Chacun des trois actes raconte la même heure et quart, de 17h à 18h14, avec des points de vue renversés sur les situations précédentes, jouant non seulement de l’effet de “déjà vu” cinématographique, mais aussi des codes de l’intrigue policière où la réalité est assujettie aux éléments qui nous sont donnés à voir et à ceux qui ne le sont pas. Juste avant que tout ne bascule, dans ce moment où fascisme et démocratie lancent leurs dernières forces dans la bataille, les hommes s’aiment et se déchirent, les petites histoires personnelles se mêlent à la grande et les faux-semblants deviennent le “la” de la comédie humaine.
Entretien avec les comédiens et metteurs en scène Élise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo.

La Paranoïa était loufoque, au quinzième degré alors que dans L’Entêtement, la pièce dévisse et nous fait tomber puis repartir tant au niveau des émotions que de l’intrigue haletante…
Marcial Di Fonzo Bo. Ce mélange de ruptures appuyées par le décor, dont nous bougeons les cloisons, et les styles de jeu très différents étaient déjà dans ce texte, subtil, fin et drôle. Le porter au plateau est un plaisir.

Pourquoi Spregelburd est-il si peu monté alors que son théâtre contient tout : humour féroce, émotions vivaces, styles marqués, fond historique et politique, poids du langage… Une matière géniale !
Marcial Di Fonzo Bo. Il n’a que 42 ans. Il a beaucoup écrit mais ses pièces n’étaient pas traduites, ou pas très bien ! Du coup, elles ne circulaient pas ou presque. Depuis qu’on a commencé La Connerie, ça démarre, il y a un effet boule-de-neige dans la francophonie. Elle va être montée en Belgique par exemple. En Italie, en Allemagne et en Angleterre aussi, l’Heptalogie commence à être portée à la scène. La France traîne un peu…
Élise Vigier. Ici, le poids du texte pèse. Il est toujours mis au-devant alors que Rafael travaille des dramaturgies totalement différentes : le texte est très écrit mais repose aussi sur les acteurs et les situations qui comptent énormément.

N’a-t-on pas aussi du mal avec l’humour en France ?
Élise Vigier. C’est vrai qu’on arrive à rire sur un sujet d’une profonde gravité…
Marcial Di Fonzo Bo. Il y a quelque chose du choc des cultures. Maintenant, les critiques nous taxent de “rigolos”, comme s’il fallait absolument nous ranger dans une case. Nous essayons de nous y soustraire. Cet auteur a le talent de proposer une dramaturgie assez complexe, restant extrêmement accessible. Le public suit l’intrigue de manière naturelle, tout en se perdant dans sa multiplicité, mais c’est bien de ne pas forcément tout comprendre du premier coup. Il y a différents degrés de lecture, différentes strates de compréhension qui, je crois, ne laissent, au final, personne de côté. Ce ne sont pas seulement des tournures de phrases ou des trouvailles linguistiques, les situations sont drôles !
Élise Vigier. Rafael écrit pour les acteurs, il l’est lui-même. Se dégage donc aussi un humour brut, fait pour le jeu, pour que des comédiens s’en emparent et habitent le texte.

Photos de Christophe Raynaud De Lage

C’est aussi pour cela que vous le mettez en scène tous les deux et que vous jouez dans la pièce ?
Marcial Di Fonzo Bo. On n’a pas choisi cet auteur au hasard. On retrouve chez lui une aventure humaine autour de l’œuvre, comme lui qui joue et travaille avec les mêmes gens. C’est un moule qui ressemble beaucoup à notre manière de faire du théâtre avec les Lucioles.
Élise Vigier. Idem pour l’humour qui permet de parler de choses graves et fortes. C’est salutaire, vivant et important pour nous…

Car la pièce est très sombre au final. Peut-être la plus sombre de l’Heptalogie
Marcial Di Fonzo Bo. Absolument. L’humour est souvent un point d’appui tellement plus direct pour avoir une pensée complexe…

Spregelburd cache dans chacune de ses pièces le péché qui l’inspire. Quel est celui de L’Entêtement ?
Marcial Di Fonzo Bo. La colère de la guerre.
Élise Vigier. La colère traverse tous les personnages mais on ne l’a pas spécialement recherchée. Comme il a travaillé autour d’elle, elle irrigue la pièce.

Sa force n’est-elle pas de placer l’individu au cœur de cette situation : les différents couples implosent et se positionnent sur le passé, l’avenir, leurs souhaits réels…
Marcial Di Fonzo Bo. Oui, n’oublions pas que toutes les pièces de l’Heptalogie sont inspirées du tableau Les Sept péchés capitaux de Jérôme Bosch. Il est impossible d’en saisir la totalité d’un seul coup d’œil. Pareil pour ces pièces.
Élise Vigier. C’est le travail du détail qui compte : dans les êtres, les mots, les situations.
Marcial Di Fonzo Bo. Spregelburd rappelle qu’on a perdu les clés du tableau de Bosch puisqu’à l’époque les détails avaient un sens précis. Aujourd’hui, on le regarde, le parcourt et tente de l’analyser sans avoir les clés précises. On retrouve le même motif à l’intérieur de chacune des pièces et des situations. On est dans la maison du commissaire qui a des problèmes de village ressemblant aux problèmes idéologiques à l’échelle de la guerre. Cette guerre à l’échelle du pays, le pays à l’échelle du continent. C’est vertigineux mais c’est peut-être par le détail qu’on arrive à en saisir le sens et les enjeux.

Photos de Christophe Raynaud De Lage

Le jeu sur les codes du polar s’est imposé dès la lecture du texte ou dans le travail au plateau ?
Élise Vigier. Dès la lecture car en fait l’Acte II est vraiment écrit comme nous le jouons, dans l’idée que le public doit être dans un suspens permanent.
Marcial Di Fonzo Bo. Comme dans un bon polar, il y a de fausses pistes pour que les vraies fonctionnent !

Quel est le plus dur quand vous jouez avec les flashbacks ?
Marcial Di Fonzo Bo. L’effet de “déjà-vu” fait que le spectateur se rappelle de la scène et croit s’en souvenir comme elle est. Il est donc intéressant d’adjoindre des modifications, même infimes, de ce qu’on montre une seconde fois d’un autre point de vue.
Élise Vigier. De la même manière que dans les fausses pistes, on a travaillé sur de faux raccords, des phrases dites par d’autres personnages. C’est un écho au propos sur la réalité, ce qu’on a vu ou pas et ce qu’on saisit en fonction. Comment se construisent les points de vue et les avis sur les choses…

Comment analysez-vous la fin de la pièce, sur un entre-deux ?

Photos de Christophe Raynaud De Lage

Élise Vigier. Nous restons sur un tas de questions : peut-on se comprendre ? À qui appartiennent la terre, la charrue, la politique, les mots ? Ces derniers sont-ils une arme ? Ou au contraire, les armes peuvent-elles régler les maux ? Tout est condensé et déplacé…
Marcial Di Fonzo Bo. L’ensemble de la pièce est la fin de quelque chose. On voit bien que la veille de la défaite, une réorganisation de la société se met en place. Tout se joue en luttes incessantes, à demi voilées. Quelle idéologie aura le dessus dans ce moment complexe de l’histoire ? Rafael explique que nous vivons dans la défaite de la Guerre civile espagnole. Si elle s’était finie autrement, notre histoire n’aurait pas été la même et les événements suivants sur le continent non plus. La pièce ne cesse de pointer ce moment là et présente trois versions de la défaite. La liste contenant les noms de résistants devient complètement idiote car les personnages sont totalement dépassés par les événements. Ne reste que le dictionnaire de katak, cette nouvelle langue universelle, un projet humaniste magnifique. On ne peut dévoiler la fin mais elle est de toute façon sans conclusion. Elle ouvre un tas de réflexions…
Élise Vigier. Notamment sur l’Europe d’aujourd’hui, ce projet de vivre ensemble en demandant où en sont les fascismes ? Les révolutions ? Tout ça sans didactisme. Le tic-tac de la bombe continue et, en même temps, on est libre de penser tout cela, de se questionner…

À Strasbourg, au Maillon-Wacken, du 13 au 15 avril
03 88 27 61 81 – www.le-maillon.com
www.theatre-des-lucioles.net

L’Entêtement (La Terquedad) de Rafael Spregelburd, traduit par Guillermo Pisani et Marcial Di Fonzo Bo, L’Arche Éditeur, 2011 (14 €)
www.arche-editeur.com

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