Emma Dante: Interview avec l’enfant terrible du théâtre italien

Nous avons profité du passage au Maillon d’Emma Dante, qui présentait Vita Mia et Le Pulle, pour interviewer l’enfant terrible du théâtre italien. Made in Palerme.

Entre Vita Mia (2004) et Le Pulle (2009), on assiste à une rupture de style. Vos sujets guident-ils votre esthétique ou avez-vous simplement évolué dans votre mise en scène ?
Vita Mia conclut ma trilogie sur la famille sicilienne commencée avec mPalermu et Carnezzeria. Ces spectacles sont l’expérience d’une rencontre entre deux communautés, le public et le spectacle, sur le thème de la mort. Le Pulle est une autre histoire qui appartient au monde de la rue, à une relation entre l’identité publique et privée, au rapport au masque. C’est un spectacle plus ouvert, plus extrême.

Comment abordez-vous vos créations : par le texte, par le mouvement ou par le corps ?
Le texte et le geste naissent ensemble. La parole ne peut exister sans le mouvement : elle est générée par lui. Les acteurs travaillent beaucoup sur l’improvisation physique qui je soigne avec une attention toute particulière pour les détails et la précision. Ainsi naissent les histoires et la parole. En premier lieu, c’est donc l’acteur en tant que personne, avec son expérience et sa relation avec l’argument et le sujet traité, qui crée. Je considère mes comédiens comme des co-auteurs.

La figure de la mère semble vous obséder, que ce soit dans Vita Mia, Medea mais aussi dans Le Pulle où vous jouez une sorte de mère maquerelle. Est-ce un intérêt pour l’origine des choses, le commencement ?
D’un point de vue féminin, j’exerce une sorte de maternité sur le théâtre. Je suis la mère de tout et de tous : les acteurs, les spectacles, les histoires. Dans Le Pulle, je suis la maman méchante, celle qui invite les acteurs à se prostituer. La maman est très importante dans ces spectacles car c’est le symbole de la génitrice.

Vous dites que Palerme est votre théâtre. En quoi cette ville est-elle différentes des autres ?
Palerme est particulière, très différente du reste de l’Italie, mais pas du reste du monde. Elle est plus proche de Paris que de Milan. Elle a une sorte d’âme décadente, de noblesse devenue aujourd’hui un peu tiède. Elle a perdu de sa superbe et de sa force, ne semble plus être une cité italienne. Elle est très éloignée et abandonnée au fin fond de mon pays.

À voir vos pièces, on se demande si Palerme vous fascine ou vous rebute ? Pourtant, il faut beaucoup l’aimer, comme il faut beaucoup aimer les gens qui y vivent pour en parler aussi bien que vous…
Mon travail naît de ce conflit entre haine et amour. S’il n’y avait pas ces sentiments, les acteurs ne vivraient pas des moments de formidable élévation puis de chute terrible. Mes spectacles sont jalonnés par ces deux sentiments : l’état de grâce et, dans un même temps, l’horreur la plus belle et la désespérance.

Mais vous aimez Palerme ?
Palerme écrit mon théâtre, je ne peux pas ne pas l’aimer !

Votre théâtre est fortement ancré dans le réel (prostitution, inceste, violence…). Y a-t-il encore des sujets qui vous titillent ?
Il y a toujours des sujets durs à traiter. Une bonne famille, qui fait le bien, dont les membres sont diplômés, qui est profondément riche et qui appartient à la “bonne” société, une fratrie à laquelle on ne peut faire aucun reproche… Je suis certaine qu’elle cache quelque chose d’horrible ! Je ne manquerai jamais de sujets…

Vos spectacles sont tous joués en palermitain. Pourquoi ? Ce dialecte est-il plus poétique, plus authentique ?
Ce dialecte est celui de la rue, la langue des sales, des bouchers… Nous revisitons cette rue qui devient un chant, qui s’allonge et se dilue petit à petit. La langue finit par devenir une musique. Le public ne la comprend pas car si on ne la comprend pas à Paris, on ne la comprend pas à Milan. Quand nous l’écoutons, nous retombons en enfance. C’est comme une chanson enfantine…

Vous préparez un opéra, Carmen[1. Du 7 au 23 décembre 2009 – www.teatroallascala.org], pour La Scala de Milan. Pourquoi ce choix ?
C’est une proposition qu’on m’a faite. Carmen est, pour moi, l’opéra juste. Cette histoire est une tragédie grecque. Les mythes me plaisent énormément car je suis plus à l’aise dans une confrontation à la tradition qu’avec le contemporain de Coca-Cola. Carmen est un personnage très intéressant, qu’on peut également détruire, modifier, contourner. Le récit de Mérimée est caché par la vérité. Il suffit de tirer la vérité qui vient du texte pour faire émerger une Carmen qui ne soit pas une figure folklorique mais une vraie morte de faim.

Ferez-vous un jour un spectacle plus léger, comique ou bien seule la tragédie vous intéresse…
Pourquoi pas… (rire) Il est difficile de faire rire, comme il est difficile de faire peur. Je veux explorer le plus d’ambiances et d’environnements possibles. Si je fais un spectacle qui fait rire, il doit aussi faire mal quelque part.

Quels sont les artistes actuels dont le travail vous passionne et vous inspire ?
Le travail de Lars von Trier m’attire beaucoup. J’ai envie de le rencontrer, de le voir travailler. Il a un rapport à son art qui me semble complètement schizophrène. Durant les cinq premières minutes de son dernier film, Antichrist, j’ai vu la poésie la plus pure, la plus vierge que je n’aie jamais vue.

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