Une histoire de familles

Photo de Mathieu Bertola

Delphine Harrer entraîne le visiteur sur la Banquise : à Colmar, elle a rassemblé une étrange galerie de portraits où s’ébattent esquimaux et explorateurs polaires, mais aussi macaques, freaks et autres tatoués.

Une citation de Beuys pour accueillir le visiteur, comme un incipit donnant quelques clefs d’une exposition rétrospective consacrée à Delphine Harrer, ancienne pensionnaire des Arts déco de Strasbourg (1987-1992), où ses maîtres furent Claude Lapointe et Roger Dale : « Je n’ai jamais été d’avis que le stade de notre civilisation doive être jugé négativement. Je me détourne, certes, mais je cherche également à élargir ce qui existe en le faisant éclater vers l’avant. De cette façon, de vieux contenus mythiques redeviennent actuels. » Voilà le point de départ d’une installation picturale occupant tout le rez-de-chaussée de l’Espace d’Art Contemporain André Malraux. L’artiste strasbourgeoise a reconstitué le camp de base d’une expédition polaire avec tente années 1930, lit pliant, bottes fourrées, accumulation de bouteilles d’eau, carnets, échantillons scientifiques, etc. Fascinée par l’arctique et l’antarctique, Delphine n’y a pas (encore) été mais a eu envie d’y plonger le visiteur. Il n’y a pas âme qui vive. L’endroit semble abandonné. Est inquiétant. Les présences humaines ? Il faut les chercher sur les murs, où sont accrochés d’immenses tableaux de deux mètres par un représentant quatre esquimaux, Tyee (le vieux chef), Wakiza (un guerrier d’une trentaine d’années), Tala (une femme dont le patronyme signifie louve) et Nita (un enfant au sexe encore indéterminé). Le visiteur découvre également l’équipe scientifique au grand complet, le guide (Amarok), le capitaine du bateau, un scientifique ou encore un technicien, dont les noms n’étaient pas encore déterminés lors de notre rencontre. Dans ses portraits sont perceptibles les influences majeures de la plasticienne, d’Egon Schiele à Tim Burton, et sa jubilation à « dessiner des poils et des cheveux. Ces lignes, ces hachures me fascinent : quand je les fais, je suis dans un état méditatif. ». Et là elle a été servie ! De sacrées tignasses et des manteaux velus ornés d’immenses cols en fourrure forment un univers chaleureux qui s’oppose au froid ambiant…

Avec ces portraits polaires, Delphine Harrer a imaginé une nouvelle famille qui vient s’ajouter à celles – dont chaque membre a été pourvu d’un petit nom – qu’elle avait déjà mises au monde. Cette rétrospective peuple l’espace d’exposition, au premier étage. Ils sont tous là. Le visiteur croise ainsi les Tatoués (2015), corps vieillissants ornés de bouquets multicolores, de dragons de yakuzas ou de phrases plus ou moins poétiques. On y retrouve des silhouettes connues, l’Abbé Pierre ou William S. Burroughs, et d’autres, anonymes : « Je crée des personnages, mélangeant des gens existants que je croise tous les jours au café, et d’autres que j’ai inventés. Ma tête est une immense banque d’images. » Se découvrent également quelques Tibétains (2017), des cat- cheurs et autres lutteurs des Années folles (2013) ou encore la série Barnum (2012) oscillant entre univers du cirque et Freaks version Tod Browning : Igor le géant sympa mais vaguement inquiétant, Joséphine Boisdechene, la femme à barbe, Rita & Greta, les sœurs siamoises ou encore les lilliputiens Hans et Frida. Notre (gros) coup de cœur ? Les Monkeys (2015) : Felicity, Glenn, Peter et les autres. Inspirés de La Planète des singes, les macaques, représentés sur fond bleu, qui évoquent curieusement Bernard Buffet, sont d’une élégance folle avec leurs costumes clas- sieux, robes sexy et autres fume-cigarette. Humains, tellement humains.

À l’Espace d’Art Contemporain André Malraux (Colmar), du 24 mars au 27 mai
colmar.fr
delphineharrer.com

Depuis 1996, L’Espace d’Art Contemporain André Malraux est un lieu d’exposition lié à l’École municipale d’Arts plastiques de Colmar qui ouvre ses portes au public samedi 17 et dimanche 18 mars 

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