Court circuit

Photo de Benoît Linder pour Poly

Kingersheim vient d’inaugurer un nouveau lieu dédié à “l’agri’culture” situé dans une ancienne usine textile. Reportage au café-théâtre-restaurant-épicerie Les Sheds et dégustation de produits labélisés bio et issus de circuits courts.

Difficile de trouver une table à l’heure du déjeuner. En plein festival jeune public Momix, le restau est pris d’assaut par une horde bigarrée : artistes et directeurs de théâtre, membres d’associations, familles ou voisins, soit un public allant de 7 mois, bien calé dans les sièges bébé, à 77 ans, bien calé en agroagriculture ou simple gourmet. Nous finissons nos assiettes végétariennes (que les carnivores se rassurent, il y a également de la viande à l’ardoise) et autres “suggestions de saison” lorsque Dominique Collin, responsable (bénévole) du projet « écologique et citoyen », nous rejoint, d’anciennes photos noir et blanc du lieu plein son ordi et des idées neuves plein la tête. Il évoque Les Sheds – dont le nom vient de la forme de la toiture en dents de scie du bâtiment dans lequel il s’est installé – et une époque (faste) que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître, celle de l’après-guerre : une cité de 5 000 âmes, une entreprise de tissage employant au moins 500 salariés et… 18 bistrots. Dominique souhaiterait que Les Sheds remplissent cette fonction sociale qu’avaient les gargotes d’antan : lieu de rencontre, de partage autour de valeurs communes, d’une bonne bière sans OGM et de « plats sains », glisse Stéphane qui supervise la partie restaurant.

Modèle écologique & économique

En 2007, Dominique, Stéphane et Marc fondent l’association éponyme en vue de créer un espace de vie, à l’origine dans le bâtiment similaire, juste en face, qui sert aujourd’hui de lieu de stockage et d’atelier de menuiserie où a été manufacturée une grande partie du mobilier. En 2008, l’asso lance la première édition du festival éco-citoyen 6 Pieds sur terre pour préfigurer le projet, avec la venue de Pierre Rabhi, humaniste défenseur de l’agroécologie, chantre du retour à la terre et instigateur du Mouvement Colibris tenant son nom d’une légende amérindienne, celle d’un petit oiseau jetant modestement quelques goutes d’eau sur un monumental incendie de forêt. « C’est important de faire sa part » explique Dominique, utopiste et éco-activiste, ni catastrophiste, ni « extrémiste ». Il parle d’économie sociale et solidaire, d’« argent réinjecté » et d’emplois ainsi créés ou encore d’environnement dont il faut prendre soin. Et de préciser : « L’enjeu n’est pas de sauver la planète, mais l’humanité ! Comme le dit le biologiste Jean-Marie Pelt, que nous avons invité en 2009 pour une conférence, l’homme est une petite maladie de peau pour la terre. C’est lui qui se met en péril. » Dominique ne se prétend pas économiste, encore moins philosophe, mais il déplore que « l’homme ne régule plus rien : ni le marché, ni l’écologie. Nous n’avons pas la prétention de donner des leçons, mais essayons d’agir en mettant toute notre énergie, notre temps et notre cœur dans ce projet, même si c’est microscopique. »

Culture des villes & des champs

En 2010, la Ville acquiert pour 500 000 € le bâtiment actuel, « en meilleur état que la bâtisse initialement convoitée », où l’asso développe notamment un marché paysan hebdomadaire, jusqu’au début des travaux de réhabilitation, fin 2012 : 670 000 € financés majoritairement par la Ville. En octobre 2014, l’espace (560 m2 en tout) refait à neuf est enfin inauguré : un lieu chaleureux et boisé, dont le look fait écho à son passé industriel, se composant essentiellement d’un vaste restau-bar équipé d’une scène pouvant accueillir des groupes de musique (comme Feu! Chatterton, dans le cadre du festival GéNéRiQ) ou compagnies de théâtre (notamment des spectacles de Momix). Dominique, par ailleurs directeur du service culturel et, accessoirement, ancien rockeur et membre fondateur du Noumatrouff mulhousien, tient à construire une programmation et proposer des rendez-vous réguliers. Pourquoi choisir entre culture et agriculture lorsqu’on peut couper la pomme (bio) en deux et mêler arts vivants et productions locales ? Adjacente à la salle, une épicerie – fournie par une cinquantaine de producteurs – vend fruits et légumes, pains et produits laitiers, viande, soupes, vins, œufs, thon « pêché à la canne » et riz en vrac, jus de pommes de Bergheim, confiture de myrtille de Niederbruck ou miel de… Kingersheim. Une fois par semaine, on pousse les tables du restaurant pour recevoir une quinzaine de producteurs du coin le temps d’un marché paysan. L’idée n’est pas de court-circuiter les grandes surfaces, mais de proposer un lieu « à échelle humaine » et « viable économiquement ». Un modèle à suivre. Un cercle vertueux. Le restaurant s’approvisionne directement chez les producteurs locaux et dans l’épicerie des Sheds : les produits approchant doucement de la date de péremption sont “recyclés” en cuisine où Raphaël, le chef (« intérimaire »), doit faire preuve de créativité. « Il faut être inventif et savoir jongler quotidiennement », dit-il en réfléchissant devant un frigo plein de mascarpone et de poulet. Les déchets ? Ils vont au compost du potager pédagogique (ouvert à tous) situé à proximité.

Volonté politique & citoyenne

Les Sheds comptent aujourd’hui quatorze salariés (épaulés par plus d’une cinquantaine de bénévoles) dont une dizaine de contrats aidés : commis de cuisine, épiciers, serveurs, administratifs… Dominique le clame volontiers : « Nous ne sommes pas une entreprise d’insertion, mais insistons sur notre rôle d’accompagnement social. » Jo Spiegel, qui prend ce genre d’« implication citoyenne très au sérieux », vante un « projet d’économie sociale et solidaire, une alternative au marché financier. » Le maire PS de Kingersheim, ville « fraternelle et durable » de 13 000 habitants, espère « changer fondamentalement la société » en utilisant des initiatives de ce type comme levier, dans une « démarche responsabilisante ». Pour lui, « le politique doit soutenir ces projets, mais il doit aussi savoir s’effacer pour faire émerger le pouvoir d’agir des citoyens. » La double casquette de Dominique Collin, à la fois dans la municipalité et l’asso, n’est-elle pas ambiguë ? « Il ne doit pas y avoir de confusion des genres », concède Jo Spiegel. « Ceci dit, c’est une chance d’avoir des collaborateurs qui s’investissent de la sorte, bénévolement de surcroit ! Lorsqu’on a des projets ambitieux d’un côté et un budget modeste de l’autre, ça frotte à un moment donné. Il a fallu trouver des compromis. Maintenant, c’est à l’association de porter Les Sheds. » Dominique sait pertinemment qu’il s’agit « d’un pari difficile », avec des « impératifs économiques », mais il relève ses manches et le défi, confiant. Un jus pomme / coing et ça repart.

Les Sheds, 2a rue d’Illzach à Kingersheim

03 89 51 15 03

Restaurant / café ouvert le midi du mardi au samedi & les vendredis et samedis soirs. Prix du menu (entrée ou dessert + plat) : 12,50 € (15,50 entrée + plat + dessert)

Épicerie ouverte du mardi au vendredi de 10h à 14h30 et de 17h à 20h ; samedi de 10h à 20h

Marché paysan (vente directe et par abonnement) tous les mercredis de 17h à 19h

www.les-sheds.com

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