Confession d’un masque

Avec Whistling Psyche de l’Irlandais Sebastian Barry, la metteuse en scène Julie Brochen explore les troubles identitaires de deux femmes bravant les codes sociaux de l’époque victorienne : le Dr. Barry, travestie toute sa vie en homme, et l’infirmière émérite Nightingale. Interview sur le mode « Qu’avez-vous appris… »

Qu’avez-vous appris du titre Whistling Psyche ?
Julie Brochen. Beaucoup ! Il signifie En appelant Psyché, désignant le caniche du Dr. James Miranda Barry, le personnage principal qui aurait eu plusieurs de ces chiens auxquels il aurait donné le même nom. Nous avons découvert qu’Arthur Schopenhauer a eu une succession de caniches appelés Atma. Il pensait qu’il y avait dans chacun un seul et même principe de vie. Sebastian Barry devait en avoir connaissance. Lorsqu’on pense aux propos du philosophe sur la guerre et les femmes, ses comparaisons entre hommes et animaux, sa dernière action faisant de son caniche son seul héritier, on retrouve énormément de lui dans le personnage du Dr. Barry.

… de la psyché ?
Psyché est un miroir, l’endroit où l’on ne peut pas être et qui nous reflète de manière inversée. Qu’est-ce que l’inversion de soi ? Portons-nous, tous, les deux sexes en nous ? Le Dr. Barry est une femme qui a été un homme toute sa vie. L’auteur lui fait très mal vivre, en tant que spectre venant hanter les dernières heures de Nightingale, le fait que son secret ait été éventé après sa mort. Si Sebastian Barry a puisé chez Schopenhauer pour construire le Dr. Barry, celui-ci échappe à l’arbre généalogique de sa propre famille en devenant fictif et théâtral, allant du philosophe au personnage historique.

 

© Franck Beloncle

… du Dr. James Miranda Stuart Barry (1795-1865) ?

J’ignorais tout de cette femme-homme, précurseur en chirurgie qui est l’un des premiers à avoir pratiqué l’accouchement par césarienne. Elle me fait penser à George Sand ou à Louise Bourgeois qui ont révolutionné le milieu dans lequel elles étaient et fait avancer les mentalités. Le Dr. Barry a disparu dans les abysses de l’histoire et seul Sebastian Barry la réhabilite grâce au théâtre en cherchant dans l’incroyable famille dont il est issu la matière de ses histoires.

… de Florence Nightingale (1820-1910) ?
Nightingale a été décorée de la Croix de la Couronne britannique décernée par la Reine et a reçu la médaille de l’Ordre du mérite pour avoir, avec une poignée de femmes, affronté la Guerre de Crimée en apportant des soins à des hommes à l’agonie, avec des moyens dérisoires dans des conditions effroyables. Elle aurait pu être une jeune bourgeoise jouant du piano dans une maison de famille cossue en Angleterre, mais a choisi d’être infirmière de guerre, au nez et à la barbe de ses parents. Le Dr. Barry a cinquante ans de moins que Nightingale qu’elle vient hanter dans ce qui sera un couloir d’Hôpital, sorte de purgatoire inventé à la place de la gare Victorienne du texte original. L’une est infirmière britannique reconnue, l’autre, une irlandaise travestie en homme depuis ses 13 ans. Elle vit jusqu’à 70 ans dans les habits et la peau d’un homme, chose qu’elle a toujours caché, jusque dans son amour et sa “maternité”.

© Franck Beloncle

… de cette pièce féministe ?
Je crois que ce spectacle est mon premier spectacle féministe. Penthésilée était un monde d’hommes que j’avais féminisé pour le rendre encore plus cruel. Là, je me passionne pour ces femmes. Il m’intéresse de voir à quel point ça nous dérange encore alors que ces événements se sont passés à la fin du XVIIIe siècle. L’espace scénique sera un couloir avec des couches de tulle sur lesquelles Alexandre Gavras va projeter de la vidéo, ce qui est une grande première pour moi. Nous avons trouvé des images de 1872, avant les frères Lumière donc, qui sont terribles. La première opération divisant des sœurs siamoises où les médecins sont des bouchers !

… de la poésie de Sebastian Barry, dont le flot sublime porte aux nues les sentiments comme les indignations, la beauté et le sordide des damnés de la terre des colonies ?
J’aime son côté celte, très granitique, conférant de la matière à la parole qui est dense et parfois indigeste. Mais lorsque nous dépassons cela, nous atteignons ce moment d’écoute où la saturation nous rend disponible à notre propre mémoire qui vient cogner comme en écho avec ce qui se dit, créant une sorte de jeu de lumière diffractée.

© Franck Beloncle

… des petites morts, personnelle (sa féminité) et réelle (un enfant mort-né, fruit d’une relation interdite) du Dr. Barry ?
L’accouchement de ce petit garçon mort est, pour moi, central dans la pièce. C’est le secret que je veux percer chez le Dr. Barry. Elle a sauvé une petite fille par césarienne alors qu’elle-même a perdu un petit garçon. Dans ce jeu de psyché, la petite qu’elle sauve c’est celle qu’elle n’a pas pu être et le petit garçon, c’est elle-aussi : celui qu’elle n’a pas été car on ne peut pas vivre sa vie par procuration.

… de vous-même qui, en février 2011, déclariez avoir une « difficulté plus grande à diriger des actrices que des acteurs », là où vous en dirigez deux : Catherine Hiegel et Juliette Plumecocq-Mech ?
Ce texte a ressurgi il y a peu, alors que ça fait plus de sept ans que je l’ai lu. Lorsque Catherine Hiegel m’a sollicitée, j’ai très rapidement repensé à Whistling Psyche car ce rôle du Dr. Barry lui va sur-mesure. Mais comme Juliette est plus jeune, Catherine m’a rappelé en me demandant si je ne voulais pas qu’elle joue Nightingale car Juliette, très androgyne, correspond bien à Barry. J’ai refusé mais ce côté interchangeable est devenu très intéressant pour moi. Une figure contamine l’autre, il n’y a peut-être qu’un seul personnage finalement, diffracté entre les deux… Je rajoute un rôle tenu par David Martins, infirmier des lieux. C’est la personne réelle de la pièce, de ce couloir d’hôpital psychiatrique avec une chambre centrale mortuaire qui est aussi celle de la naissance. J’avais besoin de transfigurer l’espace pour trouver de la folie, du délirium tremens, de l’inconscient, de la mémoire cassée…

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 10 janvier au 2 février
03 88 24 88 24 – www.tns.fr

Rencontre avec l’équipe artistique, samedi 26 janvier, à 11h à la Librairie Kléber
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