Waltz à mille temps

Photo par Eva Raduenzel

Allee der Kosmonauten est une occasion rare, celle de découvrir l’une des premières pièces de la grande Sasha Waltz1.

Faut-il envier les fans actuels de Peeping Tom2, trop jeunes pour connaître les débuts de Sasha Waltz, qui vont
découvrir ce que la compagnie belge doit à la chorégraphe allemande ? Nous partagerons assurément leur plaisir durant Allee der Kosmonauten, créée en 1996 qui conte la vie d’une famille dans un immeuble d’un grand ensemble de Berlin. Issue d’un important travail de terrain à la rencontre d’habitants, cette pièce ne prend pas d’atours documentaires. Elle s’inscrit plutôt dans la lignée de la danse-théâtre de Pina Bausch. Le plateau quasiment vide, un canapé décati et une table toute en longueur, laisse tout loisir aux danseurs pour configurer et reconfigurer des espaces de jeu et de vie. Dans cet immeuble préfabriqué construit après la Seconde Guerre mondiale, trois générations cohabitent sans jamais vraiment pouvoir s’isoler. Une lutte de territoire sous-jacente pèse sur les relations de la fratrie, chacun cherchant à s’approprier une place confortable aux dépends des autres. Sur une bande son cartoonesque, accentuant les effets comiques entre bruitages de jeux vidéo et pastiche de Oum papa allemande, l’emballement des corps aux déplacements rigides tels des robots séduit. Le vocabulaire chorégraphique reflète ce qui se trame dans une extériorisation expressionniste d’un bouillonnement intérieur permanent.

Portrait de Sasha Waltz par André Rival

Avec habileté et finesse, les mouvements répétitifs tout en tension des corps et l’amplitude des gestes dévoilent une profonde lassitude qui tranche avec des explosions furieuses (passer l’aspirateur revient ainsi à dompter un tigre en furie). Sasha Waltz maîtrise comme personne ces incartades fantastiques qui reviennent toujours à une normalité de façade sur fond de musique d’ascenseur. Les focales individuelles se multiplient, les autres personnages végétant d’un coup, brutalement éteints sur place. Avec beaucoup d’humour, tout bouge de manière inhabituelle. Autour de malices optiques dans lesquelles deux corps n’en forment plus qu’un, jambes de l’un et tête de l’autre dépassant d’une immense table, le temps flotte, entraînant une disparition de l’espace, se prolongeant à l’envi pour mieux révéler ensuite la supercherie complice en un jeu d’enfant. Les ressorts d’énergie déployés, entre taquineries et exaspérations, servent de révélateur de désirs et de fantasmes, d’attirance et de répulsion. De violence plus ou moins consommée et consumante. Tout dégénère toujours un peu, dans une sorte de chaos relevant du lâcher-prise comme de l’affranchissement de la bienséance ou du besoin d’ordre. La fragilité intime n’est jamais loin, à l’instar de ce jeune homme respirant dans un sac de plastique pour tenter d’apaiser ses angoisses.


Au Maillon (Strasbourg), du 14 au 17 octobre

maillon.eu

> Bord de plateau avec les artistes, jeudi 15 octobre
> Atelier danse avec Juan Kruz Diaz de Garaio Esnaola, lundi 12 octobre (18h30-21h30)
> Café linguistique franco-allemand avec visite du théâtre & introduction au spectacle, mercredi 14 octobre (19h)

1 Lire Les Statues bougent aussi dans Poly n°162 ou sur poly.fr
2 Voir Children of the night ou Burn after living dans Poly n°218 et 144 sur poly.fr

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