Mordre le monde

Photo de Mathilda Olmi

Vincent Macaigne convoque le bruit et la fureur du monde dans sa nouvelle création, Je suis un pays, dans laquelle il catapulte une forme secondaire pour un audacieux crash-pièce théâtral. Entretien avec un lion, tendre et cruel.

Friche 22.66, votre premier texte, écrit il y a 20 ans, est le point de départ de Je suis un pays. Pourquoi ce retour aux sources ?
J’avais écrit une vraie farce. En la relisant, je me suis rendu compte à quel point elle s’était presque réalisée, collant au monde actuel. Mais ce n’est qu’un point de départ auquel j’ai agrégé, pour créer de la confusion, des textes politiques et des discours de l’ONU qui, aussi surprenant que cela soit, sont quasiment plus naïfs que mon écriture d’alors. J’emprunte énormément à d’autres, entretenant la confusion avec des propos tenus par Donald Trump, Nicolas Sarkozy ou Thomas Bernhard. Ça fonctionne au point qu’on ne le remarque pas, que nombreux sont les journalistes à me reprocher une naïveté qui n’est pas la mienne. Tout s’emmêle, ce qui est un peu le propre de notre époque, très manichéenne et crédule dont la confusion charrie beaucoup de brutalité.

Comment est née l’idée de ce coup de théâtre que représente l’enchâssement de Voilà ce que jamais je ne te dirai, conçue avec le performeur finlandais Ulrich von Sidow, dont les spectateurs sont conduits sur le plateau de Je suis un pays en plein milieu de la représentation ?
De l’envie de faire se rencontrer deux publics de deux formes très différentes : une théâtrale au sens classique et une performance qui n’est pas un spectacle en soi, mais l’idée de faire vivre une expérience étonnante créant un tout assez inédit.

Photo de Mathilda Olmi

Il faudrait voir la pièce deux fois, en participant à l’une comme à l’autre pour saisir l’ensemble de votre proposition…
Ce serait l’idéal oui, car Voilà ce que jamais je ne te dirai offre un point de vue très particulier sur Je suis un pays puisque j’invite le public, en plein spectacle, sur la scène où il prend place, aux premières loges. Malheureusement, l’ensemble est très lourd en production et en coût. La Filature nous a beaucoup soutenu mais n’a pu se permettre que de programmer une date. Le public mulhousien devra donc choisir entre l’une et l’autre.

Dans vos spectacles, le public a une place particulière. Il est souvent interpellé, invité à monter sur le plateau, bousculé dans ses habitudes…
Si je le bouscule, c’est qu’il a été pendant trop d’années discipliné, sage à l’extrême, bien à sa place. Au final, au regard de l’histoire du théâtre, ce que je propose est tout à fait archaïque. J’aime cette idée de frotter deux sortes de publics, de proposer une expérience temporelle avec un spectacle qui est comme une petite variation.

« On ne sauve pas un pays, on le divertit », lâche l’un des personnages. Un symbole des critiques contenues dans Je suis un pays ?
Nous sommes tellement retombés dans l’adolescence en Europe sous Sarkozy et en Occident en général avec Trump que nous avons besoin de cette critique. Mais mon théâtre relève plus de la catharsis. Je nous place aux prises avec le monde pour le voir autrement. Je cherche à livrer un ressenti du monde comme son reflet déformé.

Vous balayez aussi l’idée d’un sauveur à l’état actuel des choses : dans la pièce un enfant promis au plus haut destin par une prophétie est caché. Cela pour nous laisser un avenir possible ?
Oui, c’était encore plus présent à l’origine. J’ai beaucoup coupé dans le texte d’origine dans lequel un ange parlait à tout le monde et dont les contradictions successives foutaient un bordel monstre. Comme un clin d’œil à la bêtise religieuse d’une parole dite pour nous sauver alors qu’il n’y a que nous. Ce qui est terrifiant en fait, c’est de se terrifier soi-même comme le font à longueur de temps médias et politiques. Cette apocalypse qu’on nous promet sans cesse, j’en fais un spectacle et ça fait du bien.

On parle souvent de la surenchère de cris, de sons et d’effets de vos pièces sans voir qu’en saturant nos sens, cela vous permet de nous toucher au plus profond ensuite, avec beaucoup de tendresse.
C’est vrai… J’aime qu’on puisse lire mon travail sur plusieurs lignes de travail. Que les spectateurs ne voient pas la même chose me plaît. Mon flot de sons et de lumière crée ensuite un silence d’une qualité incroyable. Comme Shakespeare, j’aime écrire pour donner à voir des situations sur divers modes qui ne forment pas un bloc monolithique. Je suis un pays permet de crier et de faire entendre en même temps, une chose dont nous sommes tous capables dans notre vie quotidienne. pourquoi ne le pourrait-on pas au théâtre ? Je milite pour une écoute organique et non passive. Pour cela je crée des accidents, je prends ce risque. Et puis j’aime l’idée que ce soit une fête, pas une drague du public, mais un vrai temps de vie. J’utilise des références pop, notamment des chansons, que je casse pour inviter à des ailleurs.

Qu’on nous a élevés pour préserver. Et que parfois ça donne juste envie de gueuler et de casser quelques trucs juste pour la beauté du geste. Pour se dire que tout ça ne restera pas si intact.

En 2013, vous signiez une superbe ode au besoin de création et d’audace dans Les Cahiers du Cinéma avec Les SMS de Cologne. Vous restez fidèle à cet esprit de « risque-tout » que vous défendiez ?
Je fais ce que je veux, avec une grande liberté et honnêteté. D’ailleurs je demeure mécontent de moi, cherchant à m’améliorer coûte que coûte. Je défends encore et toujours l’idée de la recherche, donc celle de me tromper avec les autres, ensemble. Nous vivons une époque étrange qui est très contente de choses nies, de produits ou de spectacles qui en ont l’air en tout cas. La culture est une goutte d’eau, peu défendue – ce qui est grave ! Mais cet iceberg est visible et je pense que la culture donne de l’espoir à d’autres, chercheurs, scientifiques, penseurs. Cela pousse l’envie de gratter.

Vous y disiez aussi que « la beauté ne sera jamais vraiment dans le résultat mais dans le mouvement, dans l’espoir qu’on puisse changer les uns les autres ».
C’est évident, au théâtre comme au cinoche, on ne peut décrypter l’importance des choses de sa vie. Cela vient plus tard. Donc c’est le mouvement qui compte : bouger et se faire bouger. C’est même plus grand que la forme ou le fond.

Photo de Mathilda Olmi

La beauté est toujours dans le geste, vous qui écriviez : « Qu’on nous a élevés pour préserver. Et que parfois ça donne juste envie de gueuler et de casser quelques trucs juste pour la beauté du geste. Pour se dire que tout ça ne restera pas si intact. »
Il m’est impossible d’admettre de vivre pour respecter des traditions. C’est une pensée intégriste et ça me désole de voir les gens passer leur temps à faire cela. Dans mon précédant spectacle, En manque, je parlais déjà de cette lutte intérieure contre le corps collectif et social.

Le spectacle bouge-t-il encore beaucoup ?
Tout le temps. Il n’est qu’un pari sans cesse renouvelé. Des fois la magie est là, d’autres fois elle nous échappe avec, pourtant, le même matériau. Mais le produit lisse et par- fait ne m’intéresse pas. J’aime l’unique, cheminant avec le ratable qui le rend possible. Je ne veux pas d’objet qui marche, efficace. C’est aussi facile à faire que nul en soi. Je cherche à créer de l’espace temps, de la sincérité et pas du charme. C’est très profond. Parfois on se trompe d’endroit, on creuse là où il n’y a rien, ce qui me déprime. Mais cela permet lorsqu’on trouve que ce soit aussi terriblement beau. Il n’existe pas de recette, c’est la magie de l’état de grâce des comédiens qui recherchent à être plus grands et plus vrais que la mise en scène et tout ce bordel au plateau qui les oblige à être sublimes !

À La Filature (Mulhouse), vendredi 16 février, choisir entre Je suis un pays (à 19h, durée de 3h environ) et Voilà ce que jamais je ne te dirai (expérience théâtrale à 20h30 d’une durée d’1h30 environ)
lafilature.org

À La Colline (Paris), du 31 mai au 14 juin
colline.fr 

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