Une image à soi

Photo de Jean-Louis Fernandez

Stanislas Nordey crée l’incroyable Au Bord, monologue poétique et vertigineux de Claudine Galea. L’occasion rêvée d’un entretien avec l’autrice associée au TNS.

Jean-Michel Rabeux avait monté en 2014 ce texte à la frontière du poème libre, qui pourrait ne pas être rangé dans le genre du théâtre1. Comment vivez-vous la mise en scène épurée de Stanislas Nordey ?
Je ne peux que l’aimer dans sa manière de livrer quasiment le texte nu. Stanislas est un très grand directeur d’actrice. Son travail ici avec Cécile Brune est incroyable. Il ne laisse rien passer, avec une précision digne d’un entomologiste. Ils m’ont beaucoup appelée pour me questionner dans leur souci d’être au plus juste. Au final, tout est sur le fil et la possibilité d’être au bord. C’est à cet endroit d’inconfort total qu’il a conduit cette grande comédienne. Vous avez raison de dire que ce texte est peu identifiable a priori. Mon nouveau texte2 est sorti au mois de mai dans la collection “hors cadre” des Éditions Espaces 34. Ils ont en commun ce pas de côté mais rejoignent le théâtre par une écriture faisant profondément appel à l’adresse au public.

Au bord part de cette célèbre photo, parue dans le Washington Post, d’une soldate tenant en laisse un prisonnier dans la prison d’Abou Ghraib. Vous finissez par vous pencher sur une de vos relations amoureuses qui vient de s’achever, puis sur votre rapport complexe et violent à votre mère, se nouant dans l’enfance. Il faut risquer de soi pour accoucher d’un tel texte, pour se confronter à autant ?
Définitivement oui. Il est tout simplement impossible de parler d’une image aussi innommable sans risquer de soi. Sinon, on se positionne en surplomb. Il faut y plonger et s’y mettre toute entière. Ce n’est pas possible sans se mettre à nu. Voilà pourquoi ce texte est très limite. Il y a quelque chose de profondément scandaleux et obscène dans ce que j’y exprime.
En même temps, quel cadeau vous offrez au lecteur, puis au spectateur, avec ces petits bouts de vous, d’une sincérité et intimité rares…
Je sous touchée que vous disiez cela. Mais ce sentiment ne peut venir qu’après. Mon défi, mon horizon durant mes quarante versions avant de réussir à aboutir ce texte, était de trouver comment parler de cette image en m’exposant autant qu’elle suscitait chez moi de scandale, dégoût, fascination et vertige.

Beaucoup de temps a passé depuis son écriture en 2005. Comment réentendez-vous cela avec la distance ?
Je dois avouer que j’ai été très surprise. La vie a continué depuis 2005 et de la distance s’est insinuée avec ce texte. La mise en scène de Stanislas Nordey me réexpose beaucoup. Je me suis sentie à nouveau très à nu, par cette manière qu’il a de réussir à retrouver le corps de l’écriture dans le jeu de Cécile Brune. C’est le vertige propre à la magie du théâtre.

L’amorce descriptive de la photo laisse assez vite place à une introspection personnelle lorsque vous assénez « je suis cette laisse ». Être des deux côtés, celui du bourreau comme de la victime, jusqu’à être le lien, livrer ses doutes, ses failles, ses blessures… ça répare quelque part ?
J’ai découvert il y a longtemps que l’écriture ne sauve de rien. Par contre, elle permet de s’approcher d’une compréhension plus grande de l’humain. Cette exploration relève de l’acceptation de sa part monstrueuse. Si ça ne sauve pas, il y a toujours plus d’abîme à explorer.

Tenter de nommer les choses, les sentiments profonds, terribles et emplis d’ambiguïté, c’est aussi redonner du poids et du sens aux mots face au flot d’images sous lesquelles nous croulons ?
Nommer est vraiment ma vie ! Ce qui ne l’est pas, nommé, est un gouffre, une mort. Mettre des mots est une manière pour moi de rester vivante. Dans Au Bord, il n’y a pas de réponse, je me heurte à un tas de questions qui demeurent ouvertes, sur le mal, l’humiliation, la violence ou encore le désir. C’est aussi donner du sens à ce qui, apparemment, n’en a pas. Je questionne l’obscénité et le désir contenus dans cette photographie. Je révèle la force sexuelle qui en émane et qui, pour beaucoup, est totalement taboue. Nommer, c’est chercher à comprendre ce qui nous questionne en profondeur et est dangereux en soi. Sous une image se cache toujours une autre, à soi, plus intime, qui rend les choses plus belles, mais aussi plus dures.


Au Théâtre national de Strasbourg, du 21 au 29 juin 
tns.fr

1 Au Bord a malgré tout reçu le Grand Prix de Littérature dramatique en 2011 par le Centre national du Théâtre
2 Un Sentiment de vie sera créé par Jean-Michel Rabeux, du 20 septembre au 15 octobre, au Théâtre de la Bastille – theatre-bastille.com

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