Théâtrographie 
d’une planète habitable

Photo de Mario Cafiso (Décris-Ravage)

Temps fort de la saison dijonnaise, Théâtre en Mai, festival dédié à la jeune création, présente une quinzaine de pièces sous le parrainage du Théâtre du Radeau.

Jean-Pierre Vincent, Maguy Marin et Alain Françon sont les trois dernières figures de la scène française à avoir endossé le costume du parrain de Théâtre en Mai, rendez-vous dédié aux équipes émergentes. L’épopée du Radeau, menée tambour battant et toutes voiles dehors par François Tanguy depuis plus de trois décennies, voguera sur les flots dijonnais en figure tutélaire avec sa dernière création, Soubresaut. Entre imaginaire forain, poésie brute des vers piochés dans des corpus bigarrés et images nées dans le réagencement permanent d’une matière de tréteaux aussi malléable qu’inventive (mention spéciale aux toboggans), les artistes-artisants de cette aventure sans nulle autre pareille poursuivent le sillon de leur théâtre en eaux vives. Kafka, Celan, Labiche ou encore Valéry sont jetés face au vent, par bribes, pour mieux voler dans les embruns de la conscience libre des spectateurs. Tout se recycle, se transforme et se déplace pour se reconnaître autrement.

Carto-chorégraphie
Contre-pied total avec le théâtre documentaire d’Adeline Rosenstein revisitant cent- cinquante ans d’histoire passionnelle et complexe entre Palestine et Occident. Décris-Ravage prend les atours d’une conférence sérieuse à images manquantes. S’emparer d’un sujet aussi complexe que l’évolution géo- politique et les enjeux – parfois imaginaires, souvent démesurés – ayant décidé du sort de la « Question de la Palestine depuis 1799 », revient à tracer un chemin au milieu d’un dépeçage organisé entre puissances tutélaires, désordre de l’inconscient et diverses guerres de résistance. La légitimité y ploie sous les coups de canon, de pierres et d’attentats de part et d’autre. L’identité se débat face à un inextricable repli communautaire. La metteuse en scène n’a pas froid aux yeux, naviguant en eaux troubles avec ses interprètes. Exit les habituelles cartes et frises historiques animées sur Powerpoint, remplacées par un travail corporel et une ironie mordante comme ces boulettes de papier souillé que les comédiens balancent sur un paperboard. L’image est volontairement absente pour fuir tout pathos insoutenable et la banalisation de leur reprise médiatique à outrance. La pornographie des violences n’aide pas à penser mais convoque un endroit d’émotion fonctionnant comme une impasse. « Le conflit en Palestine est le plus long de tous les conflits actuels, mais il peut cesser », affirme-t-elle. « Après des siècles de discrimination, Juifs, Chrétiens et Musulmans de Jérusalem avaient commencé à se partager le pouvoir politique il y a 100 ans. » À chacun d’imaginer ce à quoi cela devait ressembler, de créer du possible pour l’ici et maintenant. En conférencière tombant à l’envi dans le clown, Adeline Rosenstein s’empare de faits historiques ponctués de témoignages d’artistes occidentaux ayant traversé la région, mais aussi de saynètes de pièces de théâtre du monde arabe, totalement inconnues de notre côté de la Méditerranée. Cet ensemble dessine un autre rapport à l’histoire en tentant de « décoloniser nos imaginaires ».

Photo de Céline Champinot (La Bible)

Scouts d’Europe à l’assaut
Céline Champinot, quant à elle, règle ses comptes avec La Bible, vaste entreprise de colonisation d’une planète habitable, coupable de nombreux maux actuels. À la sortie de leur cours de catéchisme, cinq jeunes scouts d’Europe, dont la culture religieuse se mêle à l’amour des films de science-fiction et de télé-réalité poubelle, se retrouvent sur le terrain de jeu multisports du quartier pour apostropher le Créateur. En ligne de mire, le désordre consécutif à l’ordre donné de coloniser une planète entière (la nôtre), d’en soumettre tous les êtres vivants (hommes, femmes, animaux, plantes…) et de faire de notre sainte reproduction une obsession. Le groupe délaisse Shanghai, sorte de Babel ruinée par l’Humanité décadente, pour une planète de rechange. Djibouti où règne un pharaon sur ses autochtones, est la malheureuse élue. Un monde gorgé d’intelligence artificielle et d’hybridations tout droit sorties du torturé et parano Philip K. Dick, qui ne verra pas forcément d’un très bon œil l’accueil de ces réfugiés trop humains. Compagnie associée au Théâtre Dijon Bourgogne, le Groupe La galerie crée cette pièce pour Théâtre en Mai. La scénographie reprend l’esthétique sécuritaire et autoritariste qui nous est malheureusement devenue si familière : « Les zones tracées au sol, chaises d’arbitre, tipi d’extérieur et autre filets à grimper se feront vaisseau spatial, bases militaires, miradors et zone frontière. Du grillage de terrain de sport à celui du check-point, grillager, c’est toujours grillager », clame Céline Champinot. Les scouts, habituellement petits colons d’espaces naturels, se confrontent ici à un espace urbain dénaturé. Tous incarnent des puissants : Richard (Cœur de Lion) président Républicain, Philip (K. Dick) un robot androïde, David (Xiaoping) inventeur des robots humanoïdes et Sara, reine des robots gynoïdes (équivalent féminin d’androïde). Une cinquième comédienne interprète Pharaon. La question essentielle qui les anime : l’Homme peut-il rêver d’un destin non programmé par son conditionnement ?


Festival Théâtre en Mai, dans divers lieux de Dijon (Parvis Saint-Jean, Consortium, Théâtre Mansart, Atheneum…), du 25 mai au 3 juin
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> Soubresaut du Théâtre du Radeau, du 25 au 29 mai, Salle Jacques Fornier
> La Bible, création de Céline Champinot, du 26 au 28 mai, Parvis Saint-Jean
> Décris-Ravage d’Adeline Rosenstein, samedi 2 et dimanche 3 juin, Salle Jacques Fornier

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