Soyez sympa, rembobinez !

La France, 3e parc de cinéma mondial derrière les États-Unis et l’Inde, peut se targuer, avec son maillage de petites salles et ses dispositifs de soutien au cinéma Art et Essai, d’une réelle exception culturelle. L’inéluctable passage au numérique, annoncé depuis plusieurs années, est devenu une nécessité. Il se fera non sans douleur : frais engendrés, travaux engagés, personnel licencié…  Quelles vont être les conséquences de cette révolution sur les salles alsaciennes ? Enquête.

Depuis son invention par les frères Lumière en 1895, le cinéma n’a guère été chamboulé. Il y a bien eu l’invention du parlant, puis de la couleur et l’amélioration du matériel, mais rien de nature à bouleverser, ni les tournages, ni l’exploitation dans les salles. Les progrès technologiques de ces dernières années, qui virent le développement du DVD, du Blu-ray et du numérique dans la photo ou la vidéo, se répercutent aujourd’hui au cinéma. Caméras et optiques ont rapidement rattrapé le retard qualitatif qu’elles avaient sur le matériel dominant, des tournages jusque dans nos cinémas : la pellicule 35mm.

Un déclencheur nommé Avatar
Et c’est un film qui a déclenché la course en avant actuelle. En décembre 2009, Avatar inonde les écrans et fait, dans sa version trois dimensions, vaciller tout un secteur. En effet, les cinémas disposant de projecteurs capables de diffuser la 3D ne sont guère nombreux, même dans les grands groupes. Alors que les CGR avait pris une avance certaine en numérisant massivement, UGC, l’un des poids lourds du secteur, rate le jackpot en se contentant d’une diffusion classique en 2D : Avatar réalisera plus de 14 millions d’entrées en France et 75% des recettes lors des trois premières semaines profiteront aux cinémas proposant la version 3D. Conséquence : UGC, qui avait toujours affirmé vouloir s’équiper en projecteurs numériques le plus tard possible, lance une première vague de numérisation de ses salles, au printemps 2010. « Outre les pertes financières, nous ne pouvions rester inactifs après un tel déficit d’image », confie Gilles Florissi, directeur d’UGC Ciné Cité Strasbourg. « Les gens ne comprenaient pas qu’un cinéma de 22 salles comme le nôtre ne puisse projeter la dernière technologie. » Cet été, le groupe prend même les devants en annonçant l’entière numérisation de son parc français (365 salles réparties sur 35 cinémas) d’ici début 2011, entraînant un vent de panique chez les exploitants de cinéma. Tous le savent, au plus tard en 2012, plus aucun distributeur ne sortira de film sur pellicule. Certains films, comme Toy Story 3, ne sont d’ores et déjà disponibles qu’en copie numérique.

Dématérialisation par Fanny Walz

Chronique d’une mort annoncée
Une récente étude[1. Olivier Babeau, Le Livre blanc des salles obscures, Altermind, Fédération nationale des cinémas français, téléchargeable au www.fncf.org] menée à l’initiative de la Fédération nationale des cinémas français estime que les distributeurs verront leurs coûts (édition des copies, transport, stockage…) divisés par cinq avec le passage de la pellicule au numérique. Pour Stéphane Libs, directeur des cinémas Star et Star Saint-Exupéry à Strasbourg, « c’est l’exploitation qui a généré la précipitation des choses. Alors que je pensais que ça se ferait par le haut, par les blockbusters, l’économie réalisée sur les copies pousse les petits distributeurs qui n’ont pas beaucoup d’argent à sortir leur film en numérique le plus rapidement possible, comme Picture me, documentaire sur le milieu de la mode. » En conséquence, les exploitants de salles doivent s’équiper à raison d’un coût moyen évalué à 80 000 € par écran[2. Olivier Babeau, Id. & Rapport Levrier du groupe de travail sur le modèle économique du cinéma numérique, publié en avril 2008 – www.cnc.fr], incluant le prix du projecteur plus les frais connexes, comme la climatisation des cabines. On comprend l’inquiétude des petits et moyens exploitants déjà fragilisés par l’indexation des loyers sur l’indice du coût de la construction, qui a augmenté de 25% en cinq ans, et la concurrence des multiplexes dont la domination s’accroît[3. La Géographie du cinéma, dossier #316, 21 septembre 2010, publication du CNC – www.cnc.fr].

Le CNC en pompier
Heureusement, en cinéma peut-être plus qu’ailleurs, la fameuse “exception culturelle” française carbure à plein régime. L’État demeure le moteur du secteur avec les différents dispositifs de soutien du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), notamment par le biais des divers labels Art et Essai, permettant « une réelle diversité et circulation de films plus exigeants, ayant besoin de temps pour trouver leur public », comme l’explique Laurent Bogen, Conseiller cinéma & audiovisuel Alsace et Lorraine à la Direction régionale des affaires culturelles. Après avoir proposé, en février 2010, un fonds de mutualisation pour financer l’équipement numérique qui fut recalé par l’Autorité de la concurrence, le CNC présentait, fin septembre, une Loi relative à l’équipement numérique des établissements de spectacles cinématographiques[4. Loi n°2010-1149 du 30 septembre 2010 relative à l’équipement numérique des établissements de spectacles cinématographiques, JORF du 1er octobre 2010]. Elle instaure une contribution nommée VPF (virtual print fee) à destination des cinémas. Les distributeurs de films doivent s’acquitter, pour chaque sortie nationale projetée durant les deux premières semaines d’exploitation, d’une VPF dont le montant est actuellement en négociation, mais qui devrait avoisiner les 500 €[5. Pour arriver à cette formule, le CNC a rapporté le nombre de sorties nationales au nombre d’écrans pour l’année 2009]. L’objectif étant de répercuter une partie des gains réalisés par les distributeurs afin d’aider les exploitants à équiper leurs salles.
Les petites salles (un à trois écrans) bénéficient quant à elles de “l’aide sélective” permettant, dans la plupart des cas, d’obtenir un financement jusqu’à hauteur de 90% du coût de l’installation numérique. Deux dispositifs qui paraissent avantager les exploitants. Les multiplexes, principaux diffuseurs des sorties nationales, n’ont qu’à se poser le problème de l’investissement direct (acquisition de leur propres machines, comme Pathé) ou du recours à des tiers investisseurs/collecteurs (organismes qui investissent pour les cinémas, qui collectent et négocient le montant des VPF auprès des distributeurs, à l’image d’Ymagis pour UGC et Arts Alliance pour CGR). Reste qu’il faudra, pour les établissements moyens, s’endetter dans l’attente du remboursement au compte-gouttes par la VPF, et pour les petits exploitants trouver au minimum 10% du financement en fonds propres ou auprès des collectivités territoriales.

Agnès VARDA, La Cabane de cinéma, 2006

L’Alsace dans tout ça ?
En Alsace, si l’on excepte les multiplexes (Kinépolis Mulhouse, Mega CGR Colmar, Megarex Haguenau, Pathé Brumath et UGC Strasbourg) qui disposent déjà de salles numériques et qui devraient avoir réalisé la bascule d’ici la fin du premier trimestre 2011, peu de salles sont équipées. Seuls le Pathé Vox (deux écrans sur six), le Sélect de Sélestat (un sur trois) et le Florival de Guebwiller (un sur un) ont franchi le pas. Les autres, notamment le réseau indépendant de 26 cinémas regroupés dans l’association Alsace Cinémas (voir encadré), sont « quasiment obligés de réagir sous peine de disparaître à court, voire moyen terme », s’alarme Stéphanie Dalfeur, nouvelle directrice d’Alsace Cinémas, qui ne ménage pas ses efforts pour sensibiliser les collectivités territoriales sur l’urgence d’un soutien. Des Régions (Aquitaine, Poitou-Charentes et Franche-Comté), Départements (Essonne…) et Municipalités (Paris…) ont d’ores et déjà alloué des budgets d’aide aux salles. En Alsace, il semble que les élus aient été pris de court. À la Région, la réflexion est « encore à l’état de brouillon » explique Christine Steiner à la Direction de la Culture et des Sports, « un groupe d’étude étant mis sur pied courant novembre ». Guère mieux du côté du Conseil général, où la sollicitation d’Alsace Cinémas a bousculé l’attentisme ambiant. Pourtant, l’urgence est de mise dans un contexte budgétaire difficile : la suppression de la taxe professionnelle, entraînant un manque total de visibilité sur les futures rentrées financières, restreint d’autant les prises de risques. Les budgets régionaux et départementaux pour l’an prochain seront soumis aux élus, en séance plénière, au mois de décembre. Autant dire que si rien ne bouge, toute aide non prévue serait plus qu’hypothétique.

Les politiques à l’heure des choix
À Strasbourg, Souad El Maysour, Vice présidente de la CUS, est bien consciente de « la nécessité d’aider L’Odyssée, cinéma municipal, à franchir le cap du numérique en équipant une salle dès l’an prochain », sans pouvoir « certifier l’inscrire au budget 2011 ». Une volonté relayée par Georges Heck, fondateur de Vidéo les Beaux Jours, devenu à la rentrée directeur du département audiovisuel et cinéma de la Ville de Strasbourg et qui s’inquiète de la disparition du 35mm. « Il est important de réaliser des doubles équipements (installer un projecteur numérique à côté des projecteurs 35mm existants, NDLR) afin de ne pas perdre la capacité de programmation actuelle des salles Art et Essai dans la période de transition qui nous mène vers la numérisation totale », confie-t-il. Une position partagée par Alsace Cinémas, dont les membres fonctionnent pour grande partie en réseau de circulation de copies (voir encadré). Il est donc primordial de ne pas casser la chaîne, sous peine de voir disparaître les “retardataires”. Mais tous ne sont pas éligibles au dispositif de l’aide sélective. Ainsi, le Cercle à Orbey (moins de cinq séances par semaine et moins de 8 000 entrées par an) ne rentre pas dans les critères du CNC. Pourtant son rôle social dans cette vallée reculée, pauvre en équipements culturels, est indéniable. La municipalité, soutenue par le Conseil général du Haut-Rhin, va prendre en charge les travaux.

Le blues du projectionniste par Annika Spenlé

Répercussions en chaîne
« Il est nécessaire de prendre en compte les répercussions économiques des cinémas, la fameuse externalité positive », explique Stéphanie Dalfeur. Les spectateurs du cinéma sont des consommateurs potentiels de structures tierces : ils se déplacent, mangent au restaurant, boivent un verre… Autant de retombées sociales et économiques à prendre en compte. Au chapitre des laissés pour compte, n’oublions pas les projectionnistes. La technologie numérique entraîne leur diminution d’à peu près deux tiers : UGC Strasbourg en employait par exemple 11, passant à quatre temps pleins et demi (le demi étant pour moitié projectionniste, pour moitié affecté à des tâches de maintenance) pour six départs volontaires. Que va devenir le métier de ces amoureux de la pellicule et des machines, cantonnés à rester devant un ordinateur pour vérifier que les films enregistrés sur les serveurs informatiques démarrent correctement ? Dans l’hécatombe annoncée de la profession, les petites structures dans lesquelles le projectionniste est aussi régisseur de la salle attenante devraient s’en sortir sans encombre. Mais qu’en sera-t-il pour des structures moyennes, comme les Stars, qui revendiquent un rôle social ?

Si le système économique paraît tenir la route sur le papier, les exploitants et acteurs de la filière sont à l’orée d’un saut dans l’inconnu. Inconnu de la durée de vie des nouveaux équipements (les spécialistes l’estiment entre sept et neuf ans pour un projecteur numérique, contre 25 à 30 ans pour un 35mm), mais aussi du modèle sur lequel seront financés les prochains rééquipements, qui concerne notamment les nouvelles technologies de 3D (sans lunettes)… Les petits cinémas pourront-ils suivre la cadence et survivre à cette révolution à l’œuvre ?

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