Révolution de cuisine

Dernier volet d’une trilogie commencée avec We are la France et We are l’Europe, Que faire ? (le retour) voit le couple de géniaux comédiens François Chattot et Martine Schambacher[1. Couple à la vie, les deux comédiens jouent ensemble pour la première fois depuis leur sortie de l’École du Théâtre national de Strasbourg, en 1977 (groupe 16)] refaire le monde dans sa cuisine. Passage en revue des plats de résistance avec monsieur, quand Kant devient tank.

Quel était le point de départ du metteur en scène Benoît Lambert : les nombreux textes jalonnant la pièce ou la situation du couple?
Il avait une trame précise, un fil conducteur : une boîte, comme une case de BD avec deux figurines, monsieur A et madame B. Deux petits Playmobils dans la cuisine avec les commissions de madame, habillés avec des panoplies interchangeables. Benoît tenait beaucoup à ce côté cinémascope : un plateau tout en largeur, volontairement assez bas pour pouvoir jouer n’importe où, notamment dans des villages qui n’ont pas de théâtre.

François Chattot © Benoît Linder pour Poly

Cela fait penser aux films de Jacques Tati : l’humour de situation d’un type qui bricole pendant que sa femme rentre avec les courses et se met à faire un boucan d’enfer dans une exagération machinale de gestes quotidiens…
Tout à fait, on pense à Tati mais aussi à Pierre Étaix, tous ces univers stylisés. Nous avons dû faire en sorte que nos personnages soient anonymes, comme des spécimens. Si nous devions présenter le spectacle à des Martiens, nous pourrions leur montrer cet appartement témoin qui donne un principe de fonctionnement des animaux que nous sommes. Dans le scénario, Benoît Lambert place un caillou qui bloque le train-train auquel on assiste : un livre. Mais il voulait, avant ça, que le public ait peur d’être tombé dans une de ces pièces hyperréalistes des années 1970 où l’on s’ennuie avec un couple de p’tits vieux qui mangent de la soupe. Ma femme trouve Descartes comme une poule découvre un couteau et tout bascule. Elle n’est clairement pas habituée à lire, il n’y a même pas de livre de cuisine ici ! Nous menons deux vies parallèles au même endroit, sans nous parler. Lui grogne de temps en temps et elle doit gémir à l’occasion, c’est tout.

S’ensuit un inventaire en règle de la pensée autour des textes engagés de Jean-Charles Massera qui revisite de grands auteurs (Proudhon, Marx, Nietzsche, Malevitch, etc.) dont vous vous délectez…
Tout est tiré d’un morceau du livre We are l’Europe[2. Édité chez Verticales en 2009 – www.editions-verticales.com] qu’il n’a pas utilisé quand il l’a transposé sur scène. Un énorme chapitre intitulé On garde ? Nous avons fait des choix dedans, il en reste 5%. La révolution russe nous semble nécessaire pour le XXe siècle et l’évocation de 1789 permet de mettre Martine en larmes parce qu’il n’y a plus de roi ! Elle est de ces p’tites dames voulant tout savoir de Lady Di ! Autant d’indices sur les Playmobils que nous sommes.

Vous ne tardez pourtant pas à les dynamiter. Votre personnage est cynique et réaliste alors qu’elle se révèle radicale et révolutionnaire…
Absolument. Elle est beaucoup plus ouverte à la révolution alors même que je défends des positions social-démocrates, strauss-khano-extrémistes. Benoît Lambert voulait qu’on en vienne rapidement à la castagne familiale suivant toute discussion politique. En s’alpaguant et se rentrant dedans, ce couple se trouve dans un état d’émotions incroyable. Plus ils cherchent de la littérature, plus ils trouvent de l’émotion. Et inversement ! Plus ils se trouvent en somme. On ne peut dévoiler la fin mais elle est aussi extrême que les sentiments et les idées ressurgies…

J’aime beaucoup le long passage de Deleuze sur Mai 68 : l’héritage que nous devrions en garder n’est pas celui qu’on essaie de nous faire avaler. La pauvreté du discours actuel fait primer l’événement sur les possibilités qu’il a ouvertes. Comme si nous ne voulions pas les voir…
Mai 68 est un événement émotionnel qui a fait réfléchir un tas de monde. Les gens avaient aussi une certaine sensualité avec ce qu’il se passait dans l’instant. Ils faisaient quelque chose d’inattendu. Deleuze le dit bien : l’événement est quelque chose qui n’est pas totalement repérable par la norme. Ce n’est pas la succession chronologique d’événements, de lois qui aboutissent à cela. Le déterminisme joue sa part, accompagné d’un grain de sable : l’événement qui coagule sans que l’on sache comment, créant une émotion de l’instant. Il est important de le faire ressentir aux gens, surtout avec toutes les caricatures accolées à Mai 68 – et il y avait de quoi faire ! C’est le moment où je sors de scène pour m’adresser directement au public. Un des spécimens quitte sa boîte et nous créons un événement dans la pièce, comme chez Tex Avery : le mot fin apparaît et un personnage continue à déconner…

Les sentiments qui vous lient dans la pièce nous font, aussi, vous écouter avec attention…
Certainement, car la littérature qui les nourrit les rend sensibles à l’autre. Le public est touché par cela. Il entend les textes politiques avec une oreille ouverte à la sensualité des corps et de la pensée. La pensée peut être sensuelle, ce n’est pas une chose inerte, congelée dans un frigo, faite de concepts ! Dire que, d’un seul coup, la pensée n’a de sens que si on l’éprouve, la ressent, si elle se cultive comme de la vie et peut, ainsi, procurer du plaisir est incroyable ! D’autant qu’à la télé, les émissions où on pense ne sont pas faciles. Avec Bernard-Henri Lévy t’as pas toujours envie de bander !

Dans cet inventaire de cuisine où l’on déplace la pensée dans le quotidien, vous donnez un héritage au public qui doit s’en emparer, garder des choses et en jeter d’autres…
Et pas besoin d’être un spécialiste pour le faire, contrairement à ce qu’on essaie de nous dire à longueur de temps ! Ce qu’on garde doit être un outil pour construire une vie moins conne, pour vivre mieux tout seul, à deux, trois ou quatre ! Vivre avec la littérature, la philosophie et la politique c’est comme vivre avec des gens. On se mélange, on bouge, on évolue, ça s’en va et ça revient ! Faire cet inventaire dans une cuisine prouve aussi que c’est de la nourriture : celle du corps et de l’esprit. C’est comme apprendre un texte au théâtre, ça ne sert pas seulement à le savoir par cœur. Il est en toi, comme un alien, un extraterrestre rentré par les mots ! Tu as mangé des constructions de phrases qui ne te sont pas familières, des mots que tu n’utilises pas. Donc ta pensée s’ouvre et tu rentres dans celle de quelqu’un. C’est chamanique, tu es possédé par un texte et quand tu le réanimes, le remet en vie par ton souffle et ta voix, les spectateurs sont branchés en direct avec la pensée de l’auteur, avec une autre époque. Tout cela est extrêmement mystérieux mais se pratique depuis la nuit des temps et pour longtemps.

À Strasbourg, au Théâtre national de Strasbourg, du 13 novembre au 1er décembre // 03 88 24 88 24 – www.tns.fr

Rencontre en bord de plateau, mercredi 20 novembre, à l’issue de la représentation
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