Real humans

Photo d’Alex Font

Le chorégraphe catalan Marcos Morau bouscule la perception de l’humanité dans Pasionaria. Cette dystopie futuriste où l’individualisme a supplanté toute émotion donne corps à un subjuguant ballet d’automates.

Imaginez un monde dans lequel tout semble à sa place mais où rien n’est tout à fait pareil. Entre le musée et l’hospice, l’hôpital et l’administration, l’espace intérieur morose avec sa descente d’escalier en coude, son hall avec téléphone et porte à code, a les atours d’un intérieur lynchéen. Une référence qui s’impose par une ambiance musicale et des bruitages amplifiés, renforçant un sentiment d’anxiété omniprésent. Les êtres qui déambulent à travers ce décor hyperréaliste, souligné par un cadre lumineux, ont bien notre apparence, mais tout cloche en eux. Comme s’ils balbutiaient une humanité qui leur était étrangère. Tentaient de reproduire la fluidité de notre mobilité. De copier nos sentiments. Le futur selon Marcos Mauro a vu nos descendants se tourner entièrement vers la technologie, obnubilés par le progrès et l’individualisme rampant de nos vies malgré nos connexions digitales. Défiant les lois de la gravité, il invente des personnages type (mère de famille, homme de ménage, surveillant, employée de bureau) totalement interchangeables dont les mouvements du corps stroboscopiques – sans stroboscope – dévoilent les multiples facettes de personnalité. Ou du moins leurs tentatives.

Photo d’Alex Font

Leur motricité ressemble à celle de ces jouets en bois et ficelles de notre enfance, dont on presse le socle par le dessous pour qu’ils s’animent et s’effondrent, dansent ou se courbent. L’impression d’un temps ralenti à vitesse réelle – sans slow motion façon Gisèle Vienne –, mais avec un découpage des gestes et une suspension des mouvements créant un effet saisissant. Telle une brigade de Replicants aux déplacements incroyables de vivacité, aux saccades inspirées du Popping et du break-dance, ils ondulent et brisent les impulsions de leurs membres avec une précision robotique. La souplesse articulaire des genoux et du bassin des interprètes permet toutes les folies : déplacements d’androïdes incroyables, fluidité d’une chute au sol avec une grande raideur corporelle, retour aussi rapide (et en apparence aussi aisé) en position debout, agitation imitant l’effet de décharges électriques impromptues et aléatoires engendrent un hypnotisme totalement étrange. Un brio technique hallucinant, entre le slapstick sous ecstasy et l’art de l’isolation porté au plus haut point.

Photo d’Alex Font

Tendresse d’automates
Les êtres se frôlent et s’enchâssent, se portent sans jamais s’accorder ni s’assembler, comme s’ils étaient dépourvus d’empathie, du logiciel ou de la ligne de code source nécessaire. Humanoïde à la Westworld ? Zombies futuristes ? Personnages échappés d’un film d’animation cyber-punk de Mamoru Oshii totalement dépassionnés ? Personne ne prête véritablement attention aux autres, qu’ils soient étendus au sol ou portent des bébés en plastique dans une mascarade de rapport filial. Dans ce cauchemar à l’œuvre de toute beauté, entretenu par une création sonore qui joue des contrastes en proposant des nappes inquiétantes et en revisitant un Prélude de Bach façon psychédélique, l’impression de voir chacun se débattre avec des démons intérieurs crée d’étranges contorsions. Comme coincés à la frontière d’une humanité hoquetante, les personnages sont pris dans des aliénations qui déraillent, cloisonnés les uns des autres, même lorsque les déplacements se disséminent en écho, la beauté de cette contagion demeure à l’état de simple imitation dénuée de sens, manifestement sans émotion sous-jacente, tel un mythe de jolis Frankenstein qui auraient tués leur créateur avant qu’il ne leur inocule une âme.

Photo d’Alex Font

Marcos Morau offre de sublimes phases de groupe, aux mouvements reproduits simultanément, chacun dans sa bulle. Son érotisme reste volontairement froid, asexué, à l’instar d’une copulation à distance ou d’une scène de ménage dans laquelle le couple erre au milieu d’une foule dont le ralenti, confère un flou global, le place en arrière-plan. Leur tendresse d’automates et leur mobilité de pantins désarticulés plongés dans une sombre nuit n’est que le revers des sentiments qui fondent l’humanité. Le reflet déformé de leur agitation par les murs luisants sonne comme une mise en garde de ce qui fait de nous ce que nous sommes.

Photo de La Veronal

Au Maillon (Strasbourg, présenté avec Pôle Sud), du 27 au 29 novembre
maillon.eu
pole-sud.fr

À La Filature (Mulhouse), mercredi 15 janvier 2020 dans le cadre du Festival Les Vagamondes (du 14 au 25 janvier 2020)
lafilature.org

Workshop avec Marcos Morau, lundi 25 novembre (19h-20h30) à Pôle Sud (en partenariat avec le Maillon) sur inscription à billetterie@maillon.eu

Atelier Warm-Up gratuit avec l’équipe artistique de Pasionaria, jeudi 28 novembre (19h- 19h30) au Maillon (en partenariat avec Pôle Sud)
maillon.eu

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