Le festin de pierres

Photo de Stéphane Louis pour Poly

Dans la Vallée de la Bruche, au-dessus de Lutzelhouse, la Porte de pierre et le Jardin des fées déploient leurs mystères dans une orgie minérale où le grès rose est roi.

Certaines matinées d’octobre sont fort éloignées d’un funèbre et baudelairien Chant d’Automne, contenant en elles la possibilité d’un éternel été. C’est ce que nous ressentons dans l’épais brouillard nimbant encore la Vallée de la Bruche, à neuf heures du matin. Au-dessus de Lutzelhouse, la place des Musiciens – qualificatif un brin abusif pour une clairière aménagée autour d’un séquoia – est déserte lorsque nous arrivons. Un soleil lointain se devine, par-delà des nuages. Animés par l’espoir de l’apercevoir dans sa plénitude, nous nous lançons à l’assaut des pentes de La Grande Côte (ou Langenberg), montagne conique culminant à 831 mètres.

L’effet fées
La montée est abrupte. Brutale. Mais le rythme de la marche épouse celui de la brume dont la sourde opacité, peu à peu, fait place à des fulgurances céruléennes. Mousse d’un vert sombre, fougères encore fringantes, éboulis à la semblance de chaos rocheux en miniature ou bouleaux aux troncs torves : nous avons le sentiment de pénétrer dans un univers singulier. Les derniers taons de l’été accompagnent la lente progression, bourdonnant de sinistre manière. Au sommet, se découvrent les traces d’une enceinte millénaire, le Jardin des fées où se trouvent les vestiges d’une civilisation ancienne remontant vraisemblablement à 3 000 ans avant Jésus-Christ. Avec sa végétation rare et sa vue plongeante, l’endroit est parcouru de nombreuses légendes. La plus célèbre évoque des fées bâtisseuses, désireuses de construire un
immense pont franchissant la Vallée de la Bruche pour relier le sommet du Langenberg à celui du Purpurkopf où se trouve une autre enceinte celte remarquable. À la naissance de Jésus, ce viaduc païen presque achevé vola en éclats. N’en reste pas moins des menhirs (debout et abattus, intacts et brisés), témoignages d’une activité cultuelle millénaire. Certains y ont vu un cromlech1, d’autres ont extrapolé des fonctions astronomiques. Pierres à cupules et sculptures géométriques au rôle indéterminé – peut-être des meules – renforcent cette impression. Le soleil tout puissant darde désormais ses rayons, imposant sa présence dans un ciel d’azur. Pour un peu, nous aurions l’impression de voir réactivé un rituel primitif dont il serait la divinité omnipotente.

Photo de Stéphane Louis pour Poly

Le Pays interdit
Une raide descente et une courte remontée plus tard et nous voilà devant un autre haut lieu celte : la Porte de pierre, immense concrétion gréseuse (sept mètres de large pour plus de cinq de haut) sculptée par l’érosion ressemblant à un arc de triomphe primitif qui, dit-on, ouvrait sur le “Pays interdit”, espace anxiogène et fascinant que seuls les explorateurs les plus hardis oseront franchir. Laissant notre imagination caracoler, il est aisé d’imaginer que l’endroit est l’une des multiples portes d’entrée de l’univers parallèle des Cités obscures, saga phare de la BD signée François Schuiten et Benoît Peeters. La marche se poursuit vers l’un des plus beaux rochers d’Alsace, celui de Mutzig (1 010 mètres d’altitude) : des blocs cyclopéens
s’alignent en une énigmatique muraille rappelant celles, mycéniennes, de Tirynthe dans le Péloponnèse. Ils sont faits de poudingue, conglomérat très résistant de grès et de galets blancs qui y sont incrustés, dont l’appellation est une francisation du très british pudding au milieu du XVIIIe siècle. Il est vrai que l’aspect de la roche rappelle la spécialité d’outre- Manche, où un liant compact emprisonne fruits confits et autres raisins secs. Nous sommes dans le bleu éclatant, tandis que la vallée demeure dans la brume, évoquant ces lignes de Maurice Barrès parlant du Mont Sainte-Odile : « Parfois, vers midi, notre montagne est dans le soleil, mais la plaine passera la journée sous un brouillard impénétrable. À quelques mètres au-dessous de nous, commence sa nappe couleur d’opale. Sur ce bas royaume de tristesse reposent nos glorieux espaces de joie et de lumière ! C’est un charme à la Corrège, mais épuré de langueur, un magnifique mystère de qualité auguste. »
La descente est raide. Casse les genoux les plus fragiles, provoquant d’inutiles récriminations. L’arrêt au Col du Narion est bienvenu : quelques éclats d’un génial pain d’épices (venu de la maison strasbourgeoise Mireille Oster, of course) dégustés à l’abri ombragé de la Baraque des Juifs, et c’est reparti. Sur la pente désormais douce, nous nous interrogeons sur la signification du nom de cette bicoque érigée en 1986 par le Club vosgien à côté de vestiges de murets en pierre bien plus anciens. Les hypothèses les plus saugrenues circulent… mais c’est en rentrant que nous découvrons qu’il ne s’agissait pas d’une antique synagogue des cimes, mais plus prosaïquement d’un abri en usage dès le Moyen-Âge, halte où les marchands de bestiaux juifs passaient la nuit lorsqu’ils convoyaient des animaux entre la Vallée de la Bruche et la Lorraine. Descente suite. Arrêt au Carrefour du Partage où un court détour par le gigantesque Séquoia du Kappelbronn est conseillé : planté en 1896, il a une circonférence de sept mètres ! S’y trouve aussi une sculpture monumentale de grès (appartenant au sentier In Situ, voir encadré) du letton Uldis Zarins : intitulée La Porte de pierre, elle représente une… fermeture éclair. On lui préfèrera Les Têtes du canadien Mircea Puscas un peu plus loin, mais les quelques kilomètres qui nous séparent de la voiture demeurent nourris d’un vif débat sur l’humour dans l’Art contemporain. Vulgaire ? Élégant ? Signifiant ? Creux ? Nous appellerons Jean Clair2 pour trancher!

Photo de Stéphane Louis pour Poly

Une balade, une bouteille
restons nature
Pour cette randonnée, Julien Albertus (pleindastus) qui crée les vins désormais 100% naturels du Domaine Kumpf & Meyer de Rosheim nous a conseillé son pet’nat. Pour ceux qui l’ignorent, les pétillants naturels sont des vins effervescents obtenus selon une méthode ancestrale : le raisin pressé commence à fermenter en barriques puis, arrivé à une certaine dose de sucres résiduels, le processus est arrêté par le froid… Plus tard, le jus est embouteillé et termine sa fermentation dans le flacon. Julien a réussi un coup de maître : les bulles explosent, volages et joyeuses, créant une effervescence en harmonie avec l’été indien qui secoue les sens et permet de poursuivre, ragaillardis, sa randonnée.
kumpfetmeyer.fr

Photo de Stéphane Louis pour Poly

sentiers de sculptures
L’association Les Géants du Nideck a organisé quatre symposiums de sculpture : plusieurs semaines durant, des artistes venus des quatre coins du monde ont créé des œuvres, ensuite installées en forêt. Il est ainsi possible d’arpenter les Sentiers du Sandweg (2003), du Bois-Baron (2005), In situ (celui qui nous occupe, 2007) et La Roche solaire (2010). Au total, 32 sculp- tures peuplent les chemins vosgiens montrant la possibilité d’interaction entre forêt et Art contemporain.
relaisdesmarches.com

1 Groupe de pierres dressées disposées circulairement dont l’exemple le plus célèbre est Stonehenge
2 Voir Poly n°151 ou sur poly.fr

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