Lanceur d’alerte

Photo de Jean-Louis Fernandez

Jean-François Sivadier et sa bande d’acteurs s’emparent d’un brûlot d’Ibsen : Un Ennemi du peuple ou l’attaque en règle de la société bourgeoise, de la dictature de la majorité et de l’argent. Interview.

Vous avez joué nombre de vos pièces dans la région ces dernières années : La Mort de Danton de Büchner, Le Roi Lear de Shakespeare, Le Misanthrope* et Dom Juan de Molière. Quel fil tissez- vous ?
Les fils ne se révèlent que bien après. Il faut du temps pour découvrir ce qui nous animait secrètement. Il se trouve que j’ai monté Le Mariage de Figaro, La Vie de Galilée et La Mort de Danton qui sont trois pièces autour de la révolution. Beaumarchais, Brecht et Büchner ont le souci de l’engagement politique en parlant de leur époque. Dans Un Ennemi du peuple, m’attire quelque chose dépassant les personnages, entraînés par un mouvement qu’ils ne peuvent maîtriser. Comme les acteurs, pris dans une écriture qu’ils ne contrôlent pas. Mon histoire est aussi celle d’une famille de théâtre. Nicolas Bouchaud m’avait donné le courage de faire Le Roi Lear. La même équipe se méfiait du théâtre bourgeois que représentait Beaumarchais. Notre trajectoire est indissociable.

Ibsen écrit cette pièce en 1882, après le scandale soulevé par Les Revenants. C’est la seconde salve d’une attaque contre la société bourgeoise norvégienne de la fin du XIXe dont la maladie est l’argent et la majorité qui broie l’individu…
Mon envie de monter Ibsen est ancienne. Cette pièce est à part dans son œuvre : totalement ouverte, simple et extrêmement politique. Il entremêle d’ailleurs le politique et la famille comme dans les tragédies grecques. Cette dimension lui donne une grande force. À l’instar de Dom Juan ou du Misanthrope, l’auteur règle ses comptes avec ses ennemis. Avec des effets de réel puissants, Ibsen se met en scène ouvertement et ce qu’il a à dire est d’une telle violence…

Dans une petite ville de province prospère grâce à la station thermale qu’il y a installée, le docteur Tomas Stockmann découvre que l’eau est gravement polluée. Son frère, préfet, lui interdit de le révéler et ligue la ville contre lui. Ce qui donnera une diatribe frontale assez rare au théâtre, d’autant plus à l’époque, dans laquelle Stockmann invite à exterminer les notables comme des animaux nuisibles !
Oh oui, cette parole est d’habitude atténuée, mais là le docteur pète les plombs au point d’en devenir antipathique et anti tout ! Il pose des questions fortes sans apporter de réponses, organisant ainsi un dialogue secret avec le public auquel il ne livre ni morale, ni résolution, même dans sa formule finale des plus ambigües.

Le drame sanitaire à l’œuvre et la catastrophe annoncée qu’il entraîne offrent un écho direct à l’urgence climatique actuelle, nos industries polluantes et, bien entendu, les mécanismes qui ralentissent des décisions politiques pourtant impératives…
Nous allions débuter les répétitions lorsque le mouvement des gilets jaunes s’est mis en marche. Il nous a totalement dépassé ! Du point de vue écologique, la pièce est aussi bien plus brûlante avec l’actualité qu’il y a 10 ans où l’on parlait globalement de “protection” de l’environnement. Nous sommes passés au stade de l’urgence et de la survie ! Ce qui est génial c’est qu’à l’époque d’Ibsen, le mot écologie n’existe même pas. La résonnance de sa pièce, près de 140 ans plus tard, est d’autant plus surprenante.

Photo de Jean-Louis Fernandez

La pièce bascule au cours d’une mascarade de réunion publique, manipulée par les notables. Comment gérez-vous cette partie écrite pour une foule ?
Nous poussons le bouchon en mettant en crise la représentation elle-même, comme Stockmann injuriant les gens qu’il était venu convaincre. La foule devient le spectateur. L’effet de réel qui en résulte et ses résonnances sont incroyables. Nous n’avons plus l’impression d’être au théâtre, mais dans la vie.

Retrouve-t-on cette contemporanéité dans la scénographie ?
Elle ne véhicule pas d’époque précise. L’espace est très concret, charnel et onirique. Nous sommes aujourd’hui sans représenter les lieux mais en montrant une machine mentale, collant ainsi à la dimension abstraite d’Ibsen.

Photo de Jean-Louis Fernandez

Sa force est aussi de choisir de ne sauver personne : même le docteur, si droit et à cheval sur la vérité, voit son ego l’emporter, son besoin d’être au centre de l’attention le dévorer…
Aucun personnage n’est positif, tous sont ambivalents et ambigus. C’est un tel autoportrait de l’auteur qu’il en fait une comédie pour faire passer la pilule faire entendre l’outrance de ses propos. Si c’était tragique, on ne le supporterait pas…

Quant au peuple du titre, il brille par son absence. Chacun parle pour lui, l’utilise pour mieux défendre ses propres intérêts.
Il est totalement manipulé. Les grandes décisions sont prises en catimini dans des salons ou à l’arrière des imprimeries du Quotidien du peuple.

La petite bourgeoisie qui n’est guère mieux que la grande, prompte à retourner sa veste dès qu’on attaque son bien le plus précieux (l’argent), est brocardée comme le journalisme, tout engagé qu’il se proclame…
Lorsque Jaurès a vu la pièce, il a défendu la position du rédacteur qui affirme que s’il n’assume que des idées progressistes, personne ne va le suivre. Il doit donc caresser son lecteur dans le sens du poil pour faire passer, à côté, des messages. Nous sommes, aujourd’hui encore, dans les journaux comme dans les théâtres en plein dans cette problématique. Les journalistes, ici, changent d’avis dès que leur propre argent est menacé. Un sentiment finalement bien humain : soutenir un lanceur d’alerte est difficile dès lors que cela met en danger sa propre existence.

Le public entendra une dose d’utopie dirigée contre tout, même contre la démocratie. Vous êtes à l’aise avec cela ?
Pour Ibsen, il est clair que l’État est la ruine de l’individu, ce qui crée un malaise : l’individu est placé contre ce qu’il appelle « la majorité compacte ». L’un des maux d’aujourd’hui est plutôt dans une perte du collectif. Mais lorsqu’il écrit cela, Ibsen est tranquillement en exil en Italie, loin de son pays, très en avance sur son temps.


Au Théâtre national de Strasbourg, du 11 au 20 décembre
tns.fr

Au Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg, mercredi 15 et jeudi 16 janvier 2020
theatres.lu

* Lire Alceste, le clash, entretien avec Nicolas Bouchaud dans Poly n°165 ou sur poly.fr

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