La Roue infernale

Zimmermann & de Perrot forment l’un des duos les plus excitants de la scène contemporaine. Circassiens imprévisibles, danseurs haletants, trifouilleurs musicaux, ils mettent La Filature la tête sans dessus dessous avec leur dernière création, Hans was Heiri.

Vingt ans qu’ils se connaissent. Les deux compères se rencontrent à une party zurichoise, Dimitri de Perrot passant les disques sur lesquels Martin Zimmermann se trémousse. Si chacun continue sa propre trajectoire, ils ne se perdent pas de vue. Martin étudie la décoration, d’où l’esthétisme tout en épure design de leurs futures scénographies, avant d’entrer au Centre national des Arts du Cirque pour suivre une formation d’acrobate et de clown. Dimitri se veut moins académique. Architecte des sons, intéressé par leur genèse et la force de leur combinaison, il officie aux platines en autodidacte, les disques étant le seul instrument trouvant grâce à son doigté. Décidé à unir ses talents et à voler de ses propres ailes dans les années 2000, le duo imprime sa marque en une poignée de spectacles et fascine en dynamitant les cases du nouveau cirque, du théâtre et de la danse avec un goût prononcé pour l’interaction corporelle et musicale, tout en syncopes et ruptures. Les mondes qu’ils inventent dans des scénographies démesurément étonnantes ont en commun de toujours déstabiliser les sens et de mettre à rude épreuve les corps des interprètes. Dans Gaff Aff (2006), un immense disque vinyle en guise de plateau tournoyait au gré des circonvolutions de Dimitri lançant ses sons et morceaux en direct, alors que Martin tentait de conserver un semblant d’équilibre. Deux ans plus tard, Öper Öpis voyait la scène s’incliner à l’envi, le monde basculer pour mieux bousculer les cinq danseurs-acrobates réunis dans leurs diversité par un désordre construit et une énergie débordante, un indéniable charisme allant de pair avec leurs personnalités marquées et talents respectifs[1. La plantureuse Eugénie Rebetez se lança même en solo dans l’incroyable Gina une fois la tournée achevée].

Photo de Mario Del Curto

Remue-méninges
Leur nouvelle création Hans was Heiri – Jean comme Henri, une expression suisse-allemande signifiant bonnet blanc et blanc bonnet – ne déroge pas au principe d’une narration s’articulant à partir d’une scénographie fondatrice et essentielle, née de la confrontation entre leurs rêves et la réalité. Une boite de huit mètres de haut divisée en quatre box est placée sur une roue géante tournant sur elle-même à la verticale. Un décor convertible, globalement fou et capable d’emballement dans lequel sept personnages tenteront d’échapper à leur quotidien matérialiste, courant (littéralement) après leurs propres aspirations sur le décor lui-même ou évoluant la tête en bas, les corps défiant une gravité poussée à son paroxysme par un mouvement incessant. Cette pièce représente deux années de travail à partir d’une question : « La vie n’est-elle que l’échec de notre ambition de devenir des individus uniques ? » Plus de cinq mois de répétitions, autant sinon plus pour aboutir à la conception du dispositif… Avec leur amour de l’humour, du détour et du détail, de la chamaille et de l’absurde, ils se jouent de l’angoisse identitaire de ressembler au voisin mais aussi du versant répétitif du quotidien en plaçant l’humain dans des boîtes. La moindre visite “classique” d’appartement prend des atours ô combien burlesques. Ces cages amovibles malmènent une belle plante à la chevelure luisant sur une veste de tailleur, un bel homme en pull marin, une petite demoiselle, une contorsionniste étonnante ou encore un gourou un brin dictateur – dont la dégaine ressemble à celle de Forest Gump lancé dans son interminable jogging – menant une séance de sport grotesque et épuisante dans des conditions dantesques.

Manège humain
Toujours prêts à se réinventer, à se mettre en danger, les metteurs en scène aiment se laisser déborder par la réalité, détourner le quotidien et céder à cette intarissable obsession qui les anime : rendre possible l’impossible dans de vastes éclats de rires n’empêchant pas un extrême sérieux dans la réalisation des moindres détails. Qu’on ne s’y trompe pas : faire chavirer les corps et les rendre étrangement malléables, désarticulés au possible dans des déplacements inhabituels, des danses tout en fluidité élastique, en attitudes bestiales et patibulaires apportant une bonne dose d’humour demande une technicité parfaite et une incroyable maîtrise pour figurer l’absence de contrôle, l’apparence de subir les éléments. Les encadrements de portes jonchant le plateau seront ainsi traversés par d’étranges créatures sur échasses miniatures ou marchant le corps retourné, poursuivies par un Martin Zimmermann en pantin animé, oscillant entre personnage inquiétant et ébahi, le dos courbé et la face inquiétante. En bon maître de cérémonie, Dimitri de Perrot donne le tempo depuis le bord de scène, lançant beats rythmiques et rires de diable, percussions et musique romantique. Si l’on ne peut jamais être sûr de ce qui se joue, de ce qui est en jeu et enjeux, les lectures plurielles de ce miroir poétique et loufoque de notre société, n’en sont que plus enivrantes et intrigantes.

À Mulhouse, à La Filature, vendredi 22 et samedi 23 juin
03 89 36 28 28 – www.lafilature.org
www.zimmermanndeperrot.com


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