Le dernier Homme

La Nuit juste avant les forêts de Matthieu Cruciani © Jean-Louis Fernandez

Dans sa nouvelle création, Matthieu Cruciani offre à Jean-Christophe Folly un rôle à sa mesure. Il est cet étranger – humain, trop humain – de La Nuit juste avant les forêts, composé par Bernard-Marie Koltès. Interview.

Comment êtes-vous rentrés avec Jean-Christophe Folly dans cette langue si particulière, très poétique tout en étant marquée par un flot continu ?
Elle est en effet ambiguë, très écrite, mais avec le vocabulaire d’un enfant de 8 ans. Il n’y a pas de mot savant. Le texte est très oral, circulaire, avec des redites, comme lorsqu’on parle à quelqu’un en essayant de livrer des pensées profondes… Ce flux constitue un pousse-au-crime hypnotique. Il est nécessaire de le ralentir, d’y aller avec de la mesure, pour que les motifs apparaissent. Sa structure est claire, physique : l’histoire d’un homme, dans une ville la nuit, qui court en alpaguer un autre… Tantôt il court d’un point A à un point B, tantôt il s’abrite à un endroit et prend un temps pour parler de Mama, d’une prostituée au cimetière et déclencher des épisodes. On bascule du présent à des résurgences de souvenirs. Ma méthode est d’accepter de s’approcher d’une réelle oralité, en se disant que, là où un type nous arrête dans la rue pour une clope, soit on lui file, soit on lui dit non sans discussion. Là, le type aura 1h15 pour nous raconter ce qu’il a à nous dire.

Quel imaginaire convoquez-vous autour du personnage portant ce flot ? On pense forcément au côté biographique de l’œuvre et au jeune Koltès traînant à Strasbourg, tombant dans la drogue, montant à Paris. Il y a un côté clochard céleste dans le texte, d’une jeunesse voulant brûler les choses de la vie…
Je ne sais pas s’il faut choisir dans tout cela. Comme Björk chantant Army of Me, ici ce serait “la forêt de moi” ! Le personnage ne parle pas toujours dans la même temporalité : il est parfois plus jeune en évoquant Mama. En essayant d’embringuer un copain dans son syndicat international, il n’est pas encore à la rue comme on le trouve au début, lorsqu’il alpague un inconnu dans une sorte de dernière chance… Cela veut dire qu’il est multiple. Il faut au théâtre que les personnes du public puissent avoir un endroit d’adhésion qui ne soit ni moral, ni de l’ordre de l’empathie ou de la pitié, mais une reconnaissance humaine. Koltès produit en ce narrateur une multiplicité de personnages : il a été un de ces loulous nerveux qu’il évoque, comme ce jeune homme défloré à la passion sous un pont. La société lui a fait miroiter qu’elle allait l’accepter, tout étranger qu’il était, pour mieux le recracher ensuite. Or, il se trouve que Jean-Christophe et moi voyons ce type de mecs là. On les a fréquentés et on le situe, très personnellement, à Strasbourg-Saint-Denis. On a des souvenirs précis, au Zorba à Belleville par exemple, d’un type qui nous déplie à 3 heures du matin une sorte de monologue invraisemblable. Avec ce mélange de mytho, de répétition à longueur de soirées, d’invention… un poème fou !

J’aime son côté rétif, refusant les injonctions à aller à l’usine comme à travailler. À cause d’un romantisme rimbaldien, je l’imagine jeune. Choisir un comédien dans la force de l’âge, avec plus de patine de vie, modifie le rapport que nous allons entretenir avec sa survie par les mots…
N’ayant pas voulu lâcher son enfance, il s’est abîmé. Il est finalement plus facile de rentrer dans le monde des adultes, il suffit de renoncer. Lui va tenter de comprendre, d’entrer en lien, d’aimer, de vivre, de ne pas se laisser faire… Cette figure d’éternelle jeunesse est une figure d’éternel brûlé ! Un côté vieux prophète, Élie, dernier des Hommes. Ce pourrait être l’ultime parole qui palpite dans un souterrain au milieu d’un univers apocalyptique, la mémoire de tout ce qui a été vécu sempiternellement dans la misère humaine et la machine à broyer sociale. Cette pièce ne raconte pas l’histoire d’un mec allé à la rue parce qu’il a raté sa vie, mais celle d’un type qui a arrêté. Ceux que Bégaudeau appelle « les démissionnaires ». Il réinvente un endroit à lui, bâtit un peu plus petit, en essayant de trouver une personne déjà qui le comprend. On pourrait se dire que la personne derrière laquelle il court et qu’il essaie de rencontrer est un peu lui-même. Qu’il essaie de se retrouver en s’épuisant de langage et d’émotions. Nous connaissons tous ces moments où l’on ne sait plus du tout qui on est et à quoi on sert ! Lui, ne veut être d’aucun groupe, et dans une dernière pulsion, à la fois sexuelle, ascensionnelle et mystique, essaie de se rejoindre.

Vous avez imaginé une sorte de station de métro brute, un peu cradingue…
Je défends l’idée d’avoir des gestes plastiques assez forts en scénographie. Une manière de renouer avec une certaine magie qu’il ne faut pas bouder. J’ai souhaité qu’il y ait autour de Jean-Christophe un îlot de réel. La fin se passe sur ce quai de métro où il se fait tabasser. J’ai une image de deux quais bondés et, une fois la rame d’en face passée, il ne reste qu’une seule personne sur son banc en train de soliloquer. J’ajoute ma passion pour Soulages et son noir lumineux, comme un clin d’œil : de toute cette merde qu’il brasse dans la pièce, naît une certaine beauté. La scénographie est donc une sorte de station de métro, d’échangeur passé au goudron, ce qui lui donne un aspect étrange, presque vaudou. Et puis Carla Pallone, du duo Mansfield.TYA, a composé toute la musique dans cette idée que les mots, si musicaux soient-ils, ne disent pas tout. J’aime la littérature quand les auteurs partent du principe que le langage échoue. Je trouve qu’on rentre en littérature à ce moment-là. La Nuit juste avant les forêts raconte les échecs à être compris, à être aimé. Il reste des angles morts et des pudeurs, des choses indicibles où la musique vient se glisser. La fin de ce texte offre une transcendance de toute cette noirceur, cet homme allant de lucidité en lucidité. Et si à chaque fois qu’il ne savait plus quoi dire, qu’il mentait à son détriment, la musique venait raconter sa petite vérité, qu’il garderait en lui pour toujours, dans l’incapacité de la passer.


À La Comédie de Colmar, du 5 au 15 octobre
comedie-colmar.com
Puis en tournée au Théâtre du Peuple (Bussang), vendredi 22 et samedi 23 octobre, à La Comédie de Reims, du 30 novembre au 3 décembre et au Théâtre de Scènes du Jura (Dole), mardi 3 mai 2022

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