La Montagne magique

© Gian Giovanoli

Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Hermann Hesse, Friedrich Nietzsche… Les ombres littéraires planent sur Sils Maria, minuscule village helvète au-dessus duquel veille un des plus beaux hôtels du continent, le Waldhaus.

« Nous nous sommes aimés dans un village perdu d’Engadine au nom deux fois doux : le rêve des sonorités allemandes s’y mourait dans la volupté des syllabes italiennes. À l’entour, trois lacs d’un vert inconnu baignaient des forêts de sapins. Des glaciers et des pics fermaient l’horizon. Le soir, la diversité des plans multipliait la douceur des éclairages », écrivait Marcel Proust pour décrire le charme de Sils Maria, village perdu des Grisons, perché à 1 800 mètres et nimbé d’une quiétude que le monde contemporain tend à trop souvent oublier.

© Max Weiss

Par-delà les nuages

Ce cadre naturel époustouflant où les cimes tutoient les eaux du Lac de Silvaplana a inspiré Olivier Assayas (Sils Maria, 2004) qui filma le Serpent de Maloja, nappe de nuages venue des lacs italiens se glissant avec délicatesse entre les montagnes et noyant le paysage dans une irrésistible vague cotonneuse. Ce phénomène météorologique poétique et inquiétant évoque les relations complexes unissant ses personnages, les vivants et les fantômes, Juliette Binoche et Kristen Stewart. Mais l’endroit n’a pas enthousiasmé uniquement le réalisateur français. C’est là que la vision de l’Éternel retour qui fonde Zarathoustra s’imposa, fulgurante révélation, à Nietzsche qui nota : « Au commencement du mois d’août 1881 à Sils Maria, 6 000 pieds au-dessus du niveau de la mer et, bien plus haut encore, au-dessus de toutes les choses humaines. » Il y reviendra presque tous les étés jusqu’en 1888, louant une chambre au premier étage de la maison de la famille Durisch devenue un exquis et désuet musée dédié au philosophe amoureux d’un village qu’il considère, écrit-il, comme « le lieu où je veux mourir un jour, et d’ici là me donne les meilleures impulsions pour survivre ». Il est possible de partir sur les sentiers pour suivre ses traces, laissant son esprit vagabonder au rythme de la marche. Cette randonnée méditative nous entraîne d’échappées belles sur des alpages à l’incertaine géométrie en fragments aquatiques d’un bleu éclatant entraperçus depuis des chemins traversant des alignements sombres de mélèzes.

©Stefan Pielow

L’éternel retour

Mais l’épicentre intellectuel de Sils Maria est un hôtel construit en 1908 sur les plans de Karl Koller qui ressemble à un château fort perché avec noblesse sur une colline, sa silhouette crénelée se détachant sur un paysage de début du monde. Le Waldhaus (“maison de la forêt”) est toujours la propriété de la famille qui lui fit voir le jour : depuis 2010, la cinquième génération est aux commandes avec Claudio et Patrick Dietrich. Presque rien n’a changé depuis l’ouverture, ni les immenses couloirs se terminant par des baies vitrées où des bergères sont installées pour converser et admirer des vues qui ont la semblance d’un tableau de Giovanni Segantini1, ni les parquets qui craquent délicieusement, ni le sublime piano mécanique Welte-Mignon de 19102, ni la salle à manger pleine des ombres amicales des hôtes célèbres qui s’y assirent. À peine a-t-on rajouté une piscine seventies et un récent spa d’une classe folle avec sa géométrie parfaite. Le Waldhaus est un endroit hors du temps, pas un de ces palaces clinquants où l’on biberonne du Petrus à la bouteille pour faire le malin au restaurant. Il n’est pas surprenant qu’il draine une clientèle d’habitués où se croisent cinéastes (Visconti ou Chabrol qui y tourna Rien ne va plus et prépara un steak tartare pour 50 personne qui reste dans les mémoires) plasticiens (Beuys, Richter), musiciens (Bowie, Honegger, Klemperer) ou écrivains (Mauriac, Moravia). On allait oublier l’iconoclaste homme de théâtre Christoph Marthaler, un familier de l’établissement qui a fêté son centenaire en 2008 avec un spectacle performance dadaïste et déambulatoire où l’on chantait du Wagner à plat ventre sur le court de tennis ! Plus conventionnels, Thomas Mann et Hermann Hesse – qui considérait l’hôtel comme un « avant-goût du paradis » – s’y rencontraient régulièrement avec leur famille, pour marcher, manger, discuter… Et le Loup des steppes de résumer le charme d’un lieu à nul autre pareil qui réside in fine dans sa simplicité, un lieu où l’on finit toujours par retourner : « Nous y rencontrons chaque année des gens qui, comme nous, reviennent régulièrement et dont nous nous sommes faits des amis. »

Sils Maria se situe en Suisse, dans les Grisons à 25 kilomètres de Saint-Moritz. Il est possible de rejoindre Saint-Moritz depuis Chur en train, par l’époustouflant Bernina Express (classé au Patrimoine mondial de l’Humanité)

rhb.ch

 

waldhaus-sils.ch

Préparer son voyage
myswitzerland.com
sils.ch
swiss-historic-hotels.ch

> Sils Maria d’Olivier Assayas (DVD chez Orange studio)

> Rien ne va plus de Claude Chabrol (DVD chez MK2)

 

1 Peintre italien célèbre pour ses vues des Alpes. Il a son musée à Saint-Moritz  –
segantini-museum.ch

2 Plusieurs CD permettant de découvrir le son de l’instrument sont disponibles en ligne –
waldhaus-sils.ch

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