La bataille de la culture

© La Demeure du Chaos

Docteur en sociologie devenu journaliste[1. Il animait, chaque dimanche sur France Culture, l’émission Soft Power, le magazine global des industries créatives et des médias. Il dirige aussi la rédaction de nonfiction.fr tout en étant chroniqueur à L’Express.fr], Frédéric Martel signait, en 2010, Mainstream[2. Mainstream, Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Flammarion (2010), actualisé et ressorti en 2011 dans la collection Champs Actuel sous le titre Mainstream, enquête sur la guerre globale de la culture et des médias (9 €)], passionnante enquête sur cette culture globalisée et dominante « qui plait à tout le monde ». Interview avec un observateur averti de la guerre géo-politico-culturelle que se livrent, en coulisses, les grandes puissances du monde et les pays émergents.

Vous vous êtes payé le règne de Sarkozy dans J’aime pas le Sarkozysme culturel[3. J’aime pas le Sarkozysme culturel, Flammarion, 2012 (15 €)]. Vous y fustigez les entêtements sur Hadopi, la Maison de l’Histoire de France, les nominations d’amis et la fameuse « culture pour chacun ». Il fallait que ça sorte ?
C’est un livre de circonstance, contrairement à tous mes autres livres qui sont sérieux et de longue haleine, très indépendants de l’actualité. Celui-ci est un pamphlet de gauche, assumé comme tel, qui avait pour objectif de proposer une critique du Sarkozysme.

Vous résumez le sarkozysme à son passage d’Edgar Morin en 2008 à Claude Guéant en 2012 : de la « politique de civilisation » à la « hiérarchie des civilisations »…
C’est une formule qui résume ce qu’a été le Sarkozysme en général et plus particulièrement au niveau de la culture : pas une idéologie mais une sorte d’opportunisme attrape-tout, qui jouait avec les idées de manière extrêmement peu cohérente.

Quelles en seront les conséquences à l’avenir ?
Si on se place du point de vue des politiques culturelles, il faut reconnaître, malgré les critiques que j’ai formulées avec d’autres, que le Ministère de la Culture n’a pas fondamentalement changé la donne. On ne peut dire que l’appareil ait été cassé. Paradoxalement, nous avons assisté à une certaine continuité, mis à part sur Hadopi et quelques autres points mineurs.

Illustration d'Anaïs Guillon pour Poly

Vous avez été conseiller de l’ancien Premier Ministre Michel Rocard mais aussi de Martine Aubry. Comment analysez-vous les débuts d’Aurélie Filippetti qui s’est déjà fait rabrouer à plusieures reprises ?
Traditionnellement, je suis fair-play avec les ministres pendant leur première année. Je trouve qu’il faut leur laisser une chance et le temps d’agir. Aurélie Filippetti devra être jugée sur l’action de son cabinet, ses nominations et la défense de ses positions devant le Parlement. La question est de savoir, indépendamment de la titulaire du portefeuille, si la gauche aura les moyens financiers et idéologiques de renouveler la politique culturelle française. Tous les Ministres de la Culture depuis Jack Lang se sont plantés parce qu’il y a moins d’argent et que notre système est en bout de course. Quand vous avez une croissance forte comme en 1981, des outsiders rentrent dans le système. Mais quand le budget est constant, voire déclinant, le système devient totalement asséché.

Au rayon des priorités, il y a le renouvellement, les transformations du secteur liées à Internet mais aussi le statut de l’intermittence qui menace à nouveau  d’exploser?
Il y a deux gros problèmes structurels assez nouveaux qui se posent : comment agir dans un ministère de la culture française à l’heure de la mondialisation de la culture et comment se positionner face au basculement numérique ? Nous ne sommes pas du tout prêts à affronter ces questions auxquelles s’ajoutent d’autres, plus structurelles et franco-françaises : l’intermittence et la diversité culturelle. Tout cela est très compliqué dans un ministère rempli d’egos et de personnes de haut niveau qui se croient indispensables et ne pensent qu’à leur pomme, leur nomination.

En 2007, Time Magazine annoncait « La Mort de la culture française » en Une. Dans Mainstream, vous rappelez la force industrielle de la culture française, leader mondiale de l’industrie du disque (Vivendi possédant les deux plus grandes maisons : EMI et Universal Music). Pourtant notre rayonnement est sur le déclin. Le problème est-il culturel, notre anti-mainstream viscéral ? Ou structurel, nous ne savons pas en produire ?
Je fais partie de ceux qui pensent que la culture française va bien, en tout cas “à domicile”. Elle est influente, importante, relativement diverse et possède un bon mélange entre la part publique, le marché et son ouverture. Deux problèmes se posent : la capacité à renouveler la culture, c’est-à-dire de faire en sorte que les Français, découvrent, aiment, consomment et défendent la culture française. Ils en ont besoin d’autant que la culture, même dans notre époque de globalisation et de généralisation, reste très locale. Ensuite se pose la question de son exportation. Évidemment, ce n’est pas qu’elle va mal mais qu’on arrive moins bien à la vendre dans d’autres pays.

Vous dites que le tour de force américain est d’imposer son modèle d’entertainment et de promouvoir ses valeurs. Les récents rachats de médias, d’événements sportifs mais aussi de canaux de production et de diffusion par des pays comme le Qatar, Dubaï ou la Russie sont-ils à lire comme une bataille de valeurs ?
Je suis l’un des premiers à avoir montré qu’il y a une mondialisation de la culture et que les pays émergents n’émergeaient pas qu’avec leur économie et leur démographie mais aussi au travers de leur culture et de leurs médias : je parlais d’Al Jazeera bien avant qu’elle ne joue le rôle qu’on lui connaît dans les Révolutions arabes, mais aussi des télénovelas d’Amérique latine ou de la culture indienne. La France est un petit pays, donc nous ne sommes globalement pas très puissants à l’échelle du monde, mais nous avons tout de même des groupes mondiaux rivalisant avec les dix plus gros groupes de contenus culturels au monde.

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Vous défendez l’idée que ce n’est pas la quantité de productions qui compte mais les stratégies mises en place pour les imposer au monde. Hollywood souffre peu des productions pléthoriques de Bollywood et Nollywood (le Nigéria produit près d’un millier de films par an), mais Warner peut boire la tasse quand le régime chinois bloque au dernier moment l’ouverture de multiplexes en Chine…
Je crois qu’il existe des logiques de marché et de politiques. Le Qatar et la Chine entrent totalement dans la seconde. Les pays ne luttent pas de la même manière. Ainsi, les États-Unis choisissent d’inonder le marché. Mais il faut souligner que les entreprises privées vendent leurs produits avec moins d’idéologie qu’on ne le croit. C’est du business et le meilleur exemple est celui des studios de cinéma. Le but est de vendre partout, pas de faire de la propagande. Hong Kong et la Corée du Sud sont dans des logiques de soft power, pas d’hégémonie. Quant aux pays du Golfe comme le Qatar et l’Arabie Saoudite, ils pensent la culture comme une zone d’influence qu’ils traitent, à l’image de la Chine, au bulldozer sans avoir peur d’user de la censure. Ils ont pour eux de ne pas avoir de problèmes financiers. Reste que la Chine aura toujours du mal à exister au box-office, car le Parti reste obsédé par la propagande, même si elle est très puissante à domicile. À l’inverse de ce que l’on croit, l’Internet chinois, malgré son fort contrôle, est un incroyable foyer de créativité, en dehors de toute influence américaine ce qui est unique au monde pour l’instant.

Le plus gros de la bataille sur le front des valeurs est-il à venir ?
Pour moi cette bataille n’existe pas. On parle souvent des valeurs véhiculées par les films américains, Disney et les blockbusters. Mais l’idéologie qui y est défendue n’est pas américaine. La famille, les gentils et les méchants, l’absence de sexualité, la foi sont autant de valeurs mondiales, proches de celles que l’on retrouve chez Confucius ou dans le Coran et auxquelles souscrivent les Chinois, les Latinos, les Indiens et les Arabes… Tout cela n’est qu’une bataille nationaliste d’influence et d’égo qui consiste à exister pour contrecarrer les autres. Si vous voulez réussir au niveau mondial, la banalisation des valeurs est la seule et unique solution.

À la fameuse “exception culturelle française” que tous nos dirigeants ont à la bouche s’est substituée la “diversité culturelle”. Qu’est-ce que cela a changé ?
L’exception culturelle de propagande française, c’est une culture pas uniquement gérée par le marché. Ce postulat, dont les Français pensent être les seuls dépositaires et défenseurs, est en réalité une conception que l’on retrouve, à différentes échelles, dans de très nombreux pays. Même aux États-Unis tout n’est pas marchand, notamment dans les secteurs de la danse, du théâtre, des bibliothèques… La France ne possède aucune singularité à cet endroit-là. Tout est plus simple : chacun veut défendre sa propre culture, ce qui crée un lien entre exception et nationalisme culturel. L’évolution des situations et du marché a fait que l’on est passé, voilà quelques années, de « l’exception » à la « diversité culturelle ». En fait, il faudrait allier les deux en fonction des secteurs et, surtout, ne pas être tout le temps contre le marché comme c’est trop souvent le cas en France et arriver, enfin, à faire réellement confiance aux minorités et à la société civile.

En quoi pourrait-on s’inspirer des démarches de pays ayant des approches semblables de la culture ?
Nous avons un problème avec les différentes minorités dans la culture française. Nous défendons la diversité alors même qu’on ne la promeut pas à l’échelon national où les minorités n’ont quasiment pas de visibilité. La situation est l’exacte inverse aux États-Unis : ils proscrivent les minorités à l’étranger au profit d’une uniformisation générale mais s’en servent à domicile car la société repose sur un communautarisme fort de plusieurs millions de Latinos ou encore d’Afro-Américains.

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