Introduction au désastre

© Benoït Delgrande

Dans Chroniques d’une révolution orpheline, la metteuse en scène Leyla-Claire Rabih revient sur le début de la guerre civile syrienne où les textes de Mohammad Al Attar nourrissent une pièce contemplative, proche du théâtre documentaire. Interview.

Comment avez-vous découvert les trois textes de cet auteur trentenaire qui a quitté la Syrie en 2012 et vit aujourd’hui à Berlin ?

Je les ai découverts fin 2013 et voulais raconter cette période depuis 2011. J’avais la volonté d’expliquer la complexité de ce qui se déroulait, en rupture avec la simplicité du récit des médias. Je voulais aussi montrer l’implication des familles qui peuvent se retourner contre toi, surtout quand elles ont des privilèges. L’activiste filmant des témoignages d’incarcération dans la seconde partie sera sortie de prison par un frère proche du régime. Les personnages victimes chez Mohammad Al Attar ne se positionnent pas toutes comme telles et continuent de penser, ce qui me parait essentiel à raconter. Dans la dernière partie, Farès part voir de ses propres yeux ce qui se passe et se prend quelque chose de monstrueux en pleine face. Au début, un des comédiens me demandait “avec qui” j’étais. Je répondais “contre le régime”. Ce qui ne lui suffisait pas. Il voulait savoir “avec qui”. Je ne savais pas. Mais entre 2014 et 2019, cette chose-là a complètement changé. Je ne peux plus regarder la situation comme alors.

Vous pouvez pourtant toujours être contre le régime…

Mais je ne peux plus dire que la révolution syrienne vaincra. C’est un peu compliqué à cause d’un écrasement international total dû à Poutine, Erdoğan… J’ai mis très longtemps à comprendre comment l’Occident laissait faire Poutine, notamment en 2013 lors de l’utilisation des armes chimiques lorsqu’Hollande et Obama ont failli bombarder, avant finalement de reculer. Quand la Russie a vu que là-bas nous ne bougerions pas, elle a pris cela comme un feu vert pour l’Ukraine. Cette période 2011-2013 est l’introduction du désastre actuel.

Vous prenez beaucoup de soin à ne pas donner à entendre un point de vue unique sur la révolution syrienne et la guerre civile. Le régime d’Assad est décrit comme plus dur que l’État Islamique…

Mon point de vue est qu’il en est un des produits. Mais les lignes bougent et cela a été compliqué durant la création du spectacle qui a débuté en 2014. L’EI commençait tout juste. J’avais envie de raconter le vacillement d’une société, quelque chose d’une guerre civile ayant commencé avec la répression du régime en place. Rien ne m’ulcère plus que ce discours simpliste qu’on nous sert de plus en plus qui imposerait un choix entre Daesch et Bachar el-Assad. Le second discours négationniste se mettant en place depuis quelques temps est celui d’une absence de révolution, résumée à quelques manifestations.

Dans la seconde partie, Caméra, une femme témoigne de son arrestation et confie à quel point on prend goût à la violence…

Il était important pour moi qu’elle veuille absolument témoigner de la manière dont elle a été arrêtée : dénoncée par une chrétienne. Cette communauté sait qu’elle est instrumentalisée car privilégiée. Ensuite, elle va encore plus loin dans les fissures de l’âme humaine, racontant un mécanisme de survie face à des conditions de violence extrême.

Cela vient après Zaid qui lui se méfie de toute vengeance et toute haine, sachant qu’y mettre un pied entraîne tout le reste…

Il raconte comment toute société peut basculer dans la guerre civile. À partir du moment où il y a une dose de cohésion des communautés et de violence suffisante, il est très facile de dire que les problèmes viennent des autres. L’image est ici plus complexe que ce qu’on voudrait.

De quoi cette révolution est-elle orpheline, comme l’indique votre titre ?

« La Révolution orpheline » est une formule inventée par Farouk Mardam Bey, intellectuel syrien de 80 ans. Il a très vite dit qu’elle l’était de ses soutiens : de ces démocrates qui ont depuis l’extérieur soutenu la révolution avant de renoncer. Il y a eu beaucoup de tractations au début pour penser à l’après Bachar el-Assad, à Istanbul et au Caire, organisées par les Saoudiens ou les Américains. Les soutiens se sont retirés très vite. Ziad Majed a ensuite raconté cette période dans le livre Syrie, La Révolution orpheline. Ce titre me semblait juste, politiquement, en renvoyant à ces pères-là, laïques et de gauche. En 2019, le sous-titre pourrait être une introduction au désastre.

© Grenier Neuf

Comment regardez-vous cette pièce aujourd’hui ?

Cela change tout le temps. Le recul aujourd’hui est intéressant, notamment pour les Syriens qui viennent voir la pièce. Certains ne supportent pas, d’autres s’aperçoivent qu’ils n’ont pas eu le temps de réfléchir à ces événements. La majorité d’entre nous a oublié tout ça. Je voulais faire entendre les questions politiques qui se posaient alors. Leur universalité est toujours valable. La question de la légitimité d’un mouvement populaire se pose aussi en France aujourd’hui avec les gilets jaunes. Qui décide de la maturité politique d’un mouvement et de sa légitimité ? Au-delà de l’intérêt théâtral de ces trois formes, aux défis et formes différentes, qui sont un tombeau pour les Syriens, je souhaitais faire partager ces problématiques politiques. D’ailleurs Jean-Pierre Filiu décrivait la Guerre en Syrie comme notre Guerre d’Espagne. L’aveuglement européen est grand.


Au Théâtre de Hautepierre (Strasbourg), du 15 au 17 mai (en français et en arabe)

maillon.eu

Introduction géopolitique sur la Syrie et son contexte révolutionnaire avec Leyla-Claire Rabih et des étudiants du Master Relations internationales de l’IEP, vendredi 17 mai (19h)

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