In vino veritas

Portrait par Julien Jouanjus

Avec l’aide d’artisans verriers du CIAV de Meisenthal, matali crasset a créé Vino sospeso, un “objet à boire nomade”. À l’occasion de sa présentation lors de l’exposition Renversant ! à La Cité du Vin à Bordeaux, entretien vérité avec la mégastar du design.

J’ai un de vos objets chez moi : la lampe PS s’inspirant des lanternes de cheminots, conçue pour Ikea. Vous avez créé d’autres produits pour la marque suédoise ainsi que pour Carrefour ou Okaïdi. Démocratiser le design, n’estce pas prendre le risque d’uniformiser le monde ?

La lampe dont vous parlez est effectivement distribuée mondialement, mais mon rôle n’est pas de créer des objets standardisés comme c’était le cas au siècle dernier : au contraire, mon métier consiste à amener des singularités et faire naître des consciences, écologiques notamment.

La fabrication en série ne contredit-elle pas cet engagement pour l’écologie ?

Ikea, comme nous parlons de cette enseigne, a récemment lancé le challenge de promouvoir une ampoule à LED à moins d’un euro. C’est à leur échelle que les choses vont changer. Il n’y a pas d’un côté le monde artisanal et de l’autre l’univers industriel : tous ont le devoir d’être acteur et d’activer des leviers pour l’environnement. Le LED a été difficilement intégré dans le quotidien car sa lumière est considérée comme moins chaleureuse. La lampe PS qui se déplace aisément, comme on portait un bougeoir, permet, en changeant de typologie, cette transition de l’ampoule à incandescence au LED.

Mobilier, graphisme ou architecture : quels champs n’avez-vous encore jamais exploré, s’il y en a ?

Je ne me pose pas la question de la discipline, mais je réponds avec le plus de justesse possible à des commandes spécifiques. Je suis les envies des gens qui poussent ma porte !

Comment, par exemple, le chanteur Pierre Lapointe est-il venu vous voir pour réaliser la scénographie de son spectacle alors que ça n’est pas forcément votre domaine de compétence ?

Pierre est très curieux et s’intéresse beaucoup à l’Art contemporain. Il m’a acheté une pièce, en série limitée. Nous avons les mêmes centres d’intérêt et les mêmes valeurs. Je travaille beaucoup sur la notion de modularité et vu qu’il devait se produire à la Maison symphonique de Montréal, où il n’y a pas de dispositif scénique : il a fallut construire un décor, monté en direct, de manière quasi expérimentale.

Vous dites souvent que la forme n’est pas votre préoccupation première. Estce qu’un objet bien conçu est forcément esthétique ?

Je me suis toujours méfiée des formes car nous n’avons pas tous la même culture visuelle. Je m’intéresse davantage aux rituels simples, le fait de manger ou de dormir par exemple. Un de mes premiers projets, Quand Jim monte à Paris, édité en 1998, consiste en une colonne de feutre gris se transformant en lit d’appoint. Il questionne avant tout le partage et l’hospitalité, concepts prédominants pour moi.

La flexibilité est récurrente dans vos travaux…

Oui, c’est l’idée de pouvoir changer les choses et de logiques. Ça peut sembler prétentieux, mais mon désir est d’améliorer l’habitabilité du monde. Il faut être en capacité de modifier le scénario, de s’adapter en faisant un pas de côté. Faire acte de design, c’est prendre position !

Votre création Vino sospeso, commande de La Cité du Vin, est-elle une bonne illustration de votre démarche ?

Complétement. Ce projet parle du vin “vivant”, conçu en biodynamie, celui que je bois, fait par des viticulteurs engagés. J’ai créé un contenant permettant une dégustation à l’extérieur pour retrouver un contact avec la nature. Il s’agit d’un ballon, sans pied, qui ne se pose pas, mais se suspend, à la branche d’un arbre par exemple. Je propose ainsi un moment d’échange autour d’un verre de vin “libre” qui s’oxygène accroché en l’air. On saisi cette sphère translucide dans la paume de sa main pour boire le nectar qu’il contient, dévoilant sa couleur, puis on le relâche, le laissant se balancer parmi les autres verres, composant une grappe.

La couleur – qui peut être un simple élément décoratif – a une importance capitale chez vous…

On se l’interdit trop souvent, alors que c’est la vie. Je l’ai compris en voyageant, notamment au Mexique : même dans les régions très pauvres, la couleur, omniprésente, permet de mettre des étincelles dans les yeux des gens. Ça n’est pas un hasard si à un moment donné, l’URSS proscrivait les couleurs dans l’architecture, créant ainsi de grosses masses grises dans le paysage urbain. Ça n’est pas faire signe de frivolité que de vouloir créer des objets qui sont dans la vie et offrent des potentiels !

Vino sospeso verre à vin de dégustation pour l’extérieur réalisé par les apprentis du CIAV de Meisenthal, Cité du Vin, Bordeaux © Pascal
Boudet

Coupe au bol et montures voyantes : pourquoi arborer ce look / logo ?

Il a fallu que je me construise en tant que designeuse, que je trouve une légitimité. Cette coiffure et mes lunettes me permettent d’être reconnue, certes, mais elles m’ont surtout aidée à affirmer ma personnalité. Je fais corps avec mon métier, tout comme un vigneron ou un maître verrier !


À la Cité du Vin (Bordeaux), jusqu’au 30 juin

laciteduvin.com

matalicrasset.com

L’exposition rassemble une centaine de pièces de ces vingt dernières années, dont certaines produites au CIAV : Scissors’ sisters de Pierre-Emmanuel Vandeputte, le service Eat me de Fabien Verschaere, la série Verres à nez d’Anthony Duchêne…

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