From russia with love

Cartoonmuseum Basel, 2019

Avec Other Russias, le Cartoonmuseum Basel consacre une passionnante rétrospective à Victoria Lomasko qui livre une vision de son pays très éloignée des discours officiels.

Elle l’affirme, un sourire dans la voix, avec un air de défi : « Je suis la dernière artiste soviétique. » Et Victoria
Lomasko (née en 1978) de poursuivre : « J’appartiens à l’ultime génération qui se souvient de cette époque dont beaucoup ont une vision binaire. C’était mon enfance et elle était heureuse… Pour les uns, c’est tout noir – une ère de répression dont le symbole est le goulag – pour les autres, tout blanc, puisque l’URSS était un grand empire qui faisait leur fierté. Les troisièmes s’en fichent complètement [rires]. Pour moi, c’est beaucoup plus complexe », résume-t-elle. Si l’on sent parfois la patte esthétique de la propagande de l’époque – son professeur était un élève du célèbre Vladimir Favorsky –, d’autres influences se font jour, comme celle de Vassili Verechtchaguine, peintre orientaliste qui arpenta l’Asie centrale à l’époque des tsars : « Il était aussi journaliste, notant tous les détails et avait une vision critique de la conquête russe, en particulier au Turkestan. » Sa démarche est proche du travail de l’artiste contemporaine et chroniqueuse de son époque, à l’image d’un Joe Sacco – dont elle adore « l’humour noir » – écrivant à son propos : « En adoptant le point de vue rugueux de la foule, Victoria Lomasko entrelace magistralement le calme du désespoir et la défiance à visage découvert. Ses dessins relèvent d’une nature urgente que je ne peux qu’envier. »

© Victoria Lomasko, Die Unsichtbaren und die Zornigen, 2018

On le découvre dans un dense parcours où se déploient les images réalisées au cours du procès mené contre les organisateurs de l’exposition Art interdit-2006, poursuivis pour incitation à la haine interreligieuse, illustrant la montée de la censure et la place croissante des organisations nationalistes en Russie. Ses dessins rendent avec finesse l’atmosphère du tribunal, capturant dans une « sténographie visuelle » les émotions des différents
protagonistes en une geste théâtralisée soutenue par les mots de son complice Anton Nikolaïev. Couvrant d’autres affaires, elle donne des contours contemporains au reportage judiciaire que Daumier avait inventé au XIXe siècle, livrant notamment une brillante recension du procès historique des Pussy Riot (2012), condamnées pour avoir chanté un Te Deum punk anti-Poutine dans la Cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou.

Fresque réalisée au Cartoonmuseum par l’artiste

Engagée, Victoria Lomasko explore les limites de la liberté d’expression dans son pays, donnant à voir D’Autres
Russies, celles des invisibles et des furieux. Les premiers sont des marginaux sans existence officielle, que ce soient des travailleuses du sexe de Nijni-Novgorod, les gamins enfermés dans la colonie pénitentiaire de Mojaïsk ou des personnes âgées, membres d’un groupe ultra-orthodoxe, réunies pour prier contre la politique urbanistique du maire de Moscou. Elle nous invite à découvrir l’envers du décor, à travers des dessins humanistes, croqués sur le vif accompagnés de textes percutants. Les seconds sont en colère, tentant de « faire entendre leur voix et valoir leurs droits » qu’ils appartiennent aux mouvements LGBT ou soient des routiers protestant contre l’instauration d’un péage sur les routes, en 2015 : « Quand ils sont arrivés à Moscou depuis toutes les régions de Russie, ils croyaient en Poutine, pensant qu’il était un homme juste et qu’il allait les aider, voyant leur détresse. » Elle s’est approchée d’eux, les a apprivoisés : « Au début, ils se sont demandés qui était cette dingue avec son crayon et son bloc [rires]. Peu à peu, nous avons appris à nous connaître. Ils se sont confiés. C’est plus facile que devant une caméra ou un appareil photo. » Le résultat rassemble des saynètes sociales oscillant entre politique et intime où le texte et l’image se mêlent pour porter un message politique. Il en va de même des grandes fresques murales – technique soviétique en diable – que Victoria Lomasko affectionne: « Les grandes idées ont besoin de grand formats », s’amuse-t-elle. À Bâle, elle a réalisé sa cinquième in situ : éminemment poétique, elle questionne la notion de bonheur en Russie à la lumière de ses racines (avec la célèbre phrase de la propagande communiste « Lénine est encore maintenant plus vivant que tous les vivants ») et de son présent. Il est possible que Vladimir Poutine n’apprécie guère cette vision. Une fois encore.

 

 

 

 

 

 

Publiés chez The Hoochie Coochie
thehoochiecoochie.com


Au Cartoonmuseum Basel, jusqu’au 10 novembre
cartoonmuseum.ch 

  • 13. & 27.10. (14-15 Uhr) Sonntagsführung
  • 25.10. 9-17 Uhr Nationales Symposium zur 9. Kunst
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