Fin de siècle

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Exposition exceptionnelle où se croisent Caillebotte, Degas et Moreau, L’Œil de Huysmans est une immersion dans l’univers d’une personnalité emblématique de la fracture entre le XIXe et le XXe siècle.

Directeur des Musées de Strasbourg, Paul Lang résume la personnalité de Joris-Karl Huysmans (1848-1907)
d’un trait incisif, affirmant : « Il fut le sismographe des contradictions de son temps. » Au fil des salles se dessinent en effet les contours d’un homme fasciné par le progrès et féru des choses occultes, un auteur décadent qui fut aussi naturaliste, dans la droite lignée de Zola, et mystique tendance catholique, mais aussi un critique d’art successivement sensible – sans se renier – à l’impressionnisme et au symbolisme, tout autant qu’amoureux des primitifs nordiques. Ces strates se superposent dans une présentation d’une grande densité ne réitérant pas celle du Musée d’Orsay (qui s’est achevée en mars), avec qui les Musées de Strasbourg sont partenaires, obtenant des prêts prestigieux. Commissionnée par Estelle Pietrzyk, l’exposition – qui a bénéficié de l’expertise de Robert Kopp1 – propose en effet une tourbillonnante plongée dans la tête de l’écrivain en forme de voyage dans son œuvre, où les toiles des plus grands entrent en résonance avec des pièces issues de collections strasbourgeoises.

Au monde
Le visiteur est accueilli par une fontaine où cascade une eau noire signée Su-Mei Tse (Many Spoken Words), évoquant le repas de deuil organisé par Jean des Esseintes dans le chef-d’œuvre qu’est À Rebours. Pièce mystérieuse et envoûtante, cette œuvre contemporaine – une des quelques rythmant l’exposition – est un parfait prologue. Seront en effet évoqués ensuite aussi bien le premier ouvrage de Huysmans, recueil de poèmes en prose intitulé Le Drageoir aux épices – avec un étonnant cabinet de curiosités fait de son- nettes de table, bonbonnières et autres fan- freluches – que son amour pour Paris dont il fut l’infatigable chroniqueur. Un très beau mur d’affiches de l’époque vantant les vertus de l’absinthe bienfaisante Terminus ou annonçant des “luttes de femmes” tous les soirs aux Folies Bergère, forme une incursion dans la fin du XIXe siècle. Se déploie aussi un goût pour l’étrange avec l’Araignée souriante et sarcastique d’Odilon Redon ou un très beau globe lunaire. Plus loin, est exploré l’éloge de l’artifice cher à l’auteur d’En rade avec notamment un orgue à parfums réalisé par la vénérable maison Lubin restituant l’atmosphère olfactive d’un dandy délicat où se croisent fragrances d’héliotrope, d’opoponax et de frangipane. Le parcours s’achève autour des préoccupations spirituelles de JKH apparaissant dans En Route, où il passe en quelque sorte du culte de l’art à l’art du culte. Dans une lumineuse section, se rencontrent la Vierge adorant l’hostie d’Ingres dont Théophile Gautier aima la « suavité divine », une kyrielle d’ex-voto et des évocations du Retable d’Issenheim de Grünewald qu’il vit « comme le typhon d’un art déchaîné qui passe et vous emporte. »

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Au Salon
Mais la partie la plus éblouissante du parcours consiste en un “Salon imaginaire”, manifestation2 que Huysmans chroniqua de sa plume alerte et acerbe, affirmant pour son édition de 1879 : « Sur les 3 040 tableaux portés au livret, il n’y en a pas cent qui valent qu’on les examine. » Sur les cimaises s’alignent les chefs-d’œuvre présentés comme alors, jouant à touche-touche, accrochés à la va-comme-je-te-pousse, les styles et les motifs se percutant dans un joyeux capharnaüm où l’œil se perd avec délices. On découvre les haines et les enthousiasmes du critique. Parmi les premières figurent les académismes qu’il éreinte. Son texte sur Mort de l’Empereur Commode du très pompier Pelez est un morceau d’anthologie à l’image de celui évoquant La Naissance de Vénus de Bouguereau : « Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe », assène-t-il, évoquant aussi une « baudruche mal gonflée. » Il lui oppose la somptueuse Rolla de Gervex accrochée en regard : dans « cette fille éboulée, après des intimités haletantes », il voit un peintre saisissant la “vraie vie” à l’image du très oublié Raffaëlli qui nous séduit surtout dans ses ciels mélancoliques ou des Raboteurs de parquet de Caillebotte, incursion du prolétariat urbain et du monde du travail dans la “grand peinture”. Au cœur de cet ensemble éclatent des œuvres de Degas, cet « artiste de la commotion » montrant « de la vraie chair poudrée de veloutine, de la chair maquillée de théâtre et d’alcôve, telle qu’elle est avec son grenu éraillé, vue de près, et son maladif éclat, vue de loin. » En attestent Portraits à la Bourse avec le visage blême du banquier Ernest May tout droit sorti d’une toile du Greco – et Dans un café (aussi appelé L’Absinthe), portrait d’un couple mutique et accablé assis sur une banquette de La Nouvelle Athènes. L’Assommoir de Zola n’est pas loin et la vie dégouline avec douleur, désespérée dans son déséquilibre.


Au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, jusqu’au 17 janvier 2021 musees.strasbourg.eu
Visites thématiques : Les Naturalia de Huysmans (15/11 en ligne), Les Parfums de Huysmans (06/12) et Le Jardin d’hiver de Huysmans (13/12)
Autour de l’expo à l’Auditorium : Lire La Cathédrale aujourd’hui (01/12), Huysmans et les primitifs (08/12), Huysmans et le satanisme (15/12), Le dernier Huysmans : art, cosmogonie et religion (12/01/21) et Beauté(s) du monde minéral (13/01/21)

Légendes
1. Gustave Caillebotte, Raboteurs de parquet, 1875. Paris, musée d’Orsay. Photo ©RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
2. Gustave Moreau, Galatée. Paris, musée d’Orsay. Photo ©RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / René- Gabriel Ojéda
1 Professeur de littérature française à l’Université de Bâle, il est un spécialiste de l’œuvre de Huysmans
2 Le Salon de peinture et de sculpture, appelé de manière générique “Le Salon” a été fondé sous Louis XIV et fut organisé jusqu’en 1880 (devenant ensuite le Salon des artistes français). Il dressait un panorama annuel de l’art officiel.

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