Entre-deux mondes

Photo de Baptiste Muzard

Primé au festival Impatience 2018, la metteuse en scène Tamara Al Saadi cherche sa Place au milieu d’identités meurtrières.

Le coup de cœur avait été unanime l’an passé. Le jury des professionnels et celui des lycéens avait primé le récit polyphonique de Tamara Al Saadi, jeune femme née en Irak et ayant grandi en France, qui conte les difficultés à se construire entre des parents pétris de nostalgie pour un Bagdad à jamais ravagé et les constantes injonctions à l’assimilation véhiculées par la société française. Un jour comme un autre, son héroïne découvre en sortant du métro qu’elle ne sait plus lire. Une thérapeute en culottes courtes et aux mèches blondes l’invite à « arrêter de vivre sous le joug d’une auto-séquestration qui camisole son Moi originel ». À renouer le dialogue avec son double, cette autre Yasmine qui lui fait face et dont les mots d’arabe lui sont devenus incompréhensibles. L’appel au secours de soi-même à soi-même et les forces contradictoires qui la régissent guident cette longue plongée dans le passé. S’y mélangent extraits de JT autour du début de l’Opération Tempête du désert et jeux d’enfants avec son frère imitant les héros de Dragon Ball Z qui supplantent Rambo dans leur cœur dès qu’ils sont en âge de comprendre la responsabilité des États-Unis dans leur sombre destin.

Photo de Baptiste Muzard

Ballotée par le jeu géopolitique des grandes puissances occidentales, Yasmine étouffe aussi dans le cloisonnement familial, ce lieu où « les murs nous taisent ». La fratrie est marquée à jamais par la répression du régime baasiste, un père torturé et emprisonné durant trois ans alors qu’elle était encore dans le ventre de sa mère. Le voilà mutique, regard perdu dans le vide d’une scénographie épurée à souhait, dont le sol noir réfléchissant se couvre lentement de volutes de sable qui dessinent des arabesques. Vissé à sa chaise en plastique, il n’en inspire pas moins une crainte terrible au moindre éternuement. Sa mère, diva pleurnichant son mal à l’âme et se tordant de douleur pour qu’on s’occupe d’elle, n’aide guère avec ses injonctions à rester là, comme avant. Tous les personnages de ce drame se souviennent de leur enfance comme d’un cri. Ici on ne s’appesantit pas sur son sort. Tamara Al Saadi balaye dans l’instant chaque confession par un énième saut dans le temps jusqu’au prochain événement clé en orchestrant un jeu vif, à l’émotion fugace, mais intense. Ainsi Yasmine traverse-t-elle l’école et les moqueries jusqu’à l’Université, en étudiante bûcheuse et brillante. S’opposent alors une nouvelle fois sa conscience d’avant, pleine de sérieux, et celle d’aujourd’hui éprise de liberté. En crise avec elle-même, entre un déni des origines et un empêchement identitaire à trouver sa place. Il en faut du courage face au racisme ordinaire des parents de son petit ami comme devant la suspicion de l’administration et son déluge de paperasse pour accéder à la naturalisation. Pas assez française pour les uns mais trop assimilée pour sa famille. Se réconcilier avec son destin est l’histoire d’une vie.

Photo de Baptiste Muzard

Au Théâtre de la Manufacture (Nancy), du 3 au 6 décembre
theatre-manufacture.fr

Rencontre avec l’équipe artistique jeudi 5 décembre à l’issue de la représentation

À La Comédie de Reims, du 21 au 23 janvier 2020 (dès 12 ans) lacomediedereims.fr

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