Impossible deuil

Photo de Jean-Louis Fernandez

Au TNS, Anne Théron s’empare de Condor, pièce de Frédéric Vossier en forme de cauchemar psychique et politique, portée par deux comédiens de haut vol.

Dans le huis clos écrit par Frédéric Vossier, une femme se rend chez un homme après un coup de fil déroutant, comme surgi du passé. Et pour cause, la “sale guerre” de la coalition de dictatures sud-américaines des années 1970, menée par Pinochet et Videla, sépare ces deux êtres depuis 40 ans. Une atmosphère pesante, pleine de gêne, gangrène les retrouvailles d’Anna, ancienne opposante aux régimes autoritaires, et de Paul, minable bureaucrate de la mort qui œuvrait dans le camp des tortionnaires. Une violence tapie au détour de chaque mot, prête à surgir du silence, plane sur leurs échanges. Ce qui a longtemps été ressassé dans la solitude peine à se frayer un chemin à l’épreuve du réel, chacun taisant ses intentions profondes. Avec un pistolet dans son sac, elle est venue contaminer l’espace intime de celui qui se révèle être son propre frère. Sous le poids de leur passé, leurs corps maigres, marqués par le temps, se tendent tandis que les regards s’évitent, se cherchent, se manquent.

Un espace de l’enfermement

Avec ses murs de béton, l’appartement a tout de la cellule, voire du bunker échoué sur le sable de ces plages dont se souvient sa sœur. Celles jusqu’où les sbires du régime venaient traquer les gens libres. Jusque dans ces vagues où les militaires jetaient, du haut des hélicoptères, les corps dans l’océan. Dans ce tombeau de fortune – dont Paul semble ne jamais sortir – des haut-parleurs crachent les échos de nappes sonores aquatiques où se mêlent, aux pales des hélicos, les rafales sonores de voix hurlant des menaces. Un espace aussi froid que vide, hanté de fantômes suintant d’immenses images vidéo d’interrogatoires. Frédéric Leidgens campe un vieil homme au visage émacié‚ bouche tremblante, tressaillant malgré ses saillies narquoises. À moins que ce ne soit Mireille Herbstmeyer qui ne vacille, le temps d’une nuit, jusqu’à perdre pied dans un ballet des corps dont on mesure, à la présence discrète de mouvements indicibles, ce qu’ils doivent au travail du chorégraphe Thierry Thieû Niang.

Un deuil impossible

Petit à petit, cet intérieur devient l’enfermement mental d’Anna, entretenant une perte de repères faite d’apparitions et disparitions. S’y précipitent et s’y matérialisent souvenirs joyeux des camarades et supplices, horreur des tortures et viol. Anne Théron réussit à nous faire lâcher prise pour contempler les détails. Lentement, s’effritent les questions qui nous prennent en tenaille. Peu importe, finalement, le réalisme de cet espace et la véracité de cette rencontre. Condor raconte un deuil impossible. Des actes jamais soldés. Une ultime résistance aussi, physique et mentale. Anna dépasse la figure de victime par sa présence insolente dans l’intimité de son frère, empêchant, à elle seule, tout repos. Sa contamination de la fin de sa vie le ramène à ses compromissions passées. Comme la tentative désespérée, pour elle, de garder la tête hors de l’eau. De rester vivante.


Au Théâtre national de Strasbourg, du 13 au 23 octobre
tns.fr

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