Body to body

Francis Bacon, Lying Figure, 1969, Collection Beyeler © The Estate of Francis Bacon / ProLitteris, Zurich, 2018. Photo : Robert Bayer

En une centaine d’œuvres, la Fondation Beyeler montre les liens unissant Francis Bacon et Alberto Giacometti autour de leur obsession pour la figure humaine.

Appartenant à la même génération, Francis Bacon (1909-1992) et Alberto Giacometti (1901-1966) se rencontrèrent dans les sixties grâce à Isabel Rawsthorne, muse et modèle, amie du premier et éphémère amante du second. Ils devinrent amis, tout autant que rivaux. Rapprocher leurs œuvres est une gageure, tant les différences formelles sont nombreuses au premier regard. Tous deux n’ont cependant cessé d’affirmer de manière obsessionnelle la présence du corps – anamorphosé, brutalisé, écorché, étiré, etc. – dans leur création, proposant « une expérience physique triangulaire unissant l’artiste, le modèle et le spectateur », résume Catherine Grenier, directrice de la Fondation Giacometti1, une des trois commissaires de l’exposition helvète. Souvent contraint, il est enfermé dans une cage chez l’un – Le Nez avec ses airs inquiétants de médecin de peste –, tandis que Bacon crée des Chambres invisibles2, arènes structurant l’espace de la toile où il est enchâssé.

Alberto Giacometti, La Cage (première version), 1950, Collection Beyeler © Succession Alberto Giacometti / ProLitteris, Zurich, 2018 Photo : Peter Schibli

Chez l’Irlandais, la présence corporelle est une « forme organique qui se rapporte à l’image humaine, mais en est une complète distorsion »3. Dans un après-guerre où l’abstraction régnait sans partage, il évolue à contre-courant, affirmant la puissance d’un certain réalisme, une Vérité criante – pour reprendre le titre du livre que Michel Leiris lui consacra – avec des toiles comme le triptyque In Memory of George Dyer. Les chairs explosent, prennent un teint cadavérique, des orifices béants et suppurants apparaissant, lugubres, dans des complexions tuméfiées par la vie, dont les attitudes hésitent entre morbide et lascif. Dans Study after Velázquez, il métamorphose le célèbre portrait du Pape Innocent X, bouleversant les équilibres : plus rien n’est paisible, seule flotte la mort. Le pontife est dépouillé de sa pompe, le voilà seul dans le néant, hurlant à en perdre la raison. Cette violence est aussi présente chez Giacometti qui arrache la matière, dépouillant ses filiformes sculptures à l’extrême comme dans Femme de Venise I ou le célébrissime Homme qui marche III : animée d’une puissante tension intérieure, ces silhouettes de bronze sont pétrifiées, figées à jamais dans une crise d’angoisse existentielle.

Francis Bacon, Portrait of Isabel Rawsthorne standing in a street in Soho, 1967, Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie © The Estate of Francis Bacon / ProLitteris, Zurich, 2018. Photo : Jörg P. Anders

Au fil du parcours, apparaissent ainsi « deux artistes du paroxysme », comme le résume Catherine Grenier. Dans la dernière salle, une superbe installation multimédia immersive permet de plonger dans l’intimité de leurs ateliers exigus : y éclate à nouveau une parenté profonde par-delà les différences.


1 Elle a ouvert en juin, à Paris – fondation-giacometti.fr
2 Titre d’une exposition de 2016 de la Staatsgalerie Stuttgart – Voir Poly n°193
3 Extrait des Entretiens entre David Sylvester et Francis Bacon (Flammarion, 24 €) – editions.flammarion.com

À la Fondation Beyeler (Riehen / Bâle), jusqu’au 2 septembre
fondationbeyeler.ch

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