Baru & Micheville

Photo : Stéphane Louis

À cheval sur les communes de Villerupt et d’Audun-le-Tiche dans le Pays-Haut, Micheville est « la matrice » de l’œuvre d’Hervé Baruléa, dit Baru. Toutes ses bandes dessinées entretiennent une relation puissante, presque fusionnelle, avec ce fragment d’une Lorraine industrielle qui n’existe plus.

Un père immigré italien ajusteur dans les hauts-fourneaux, une mère bretonne. La jeunesse lorraine de Baru (né en 1947) au cœur des années 1960 fournit la trame quasiment autobiographique de son premier album Quéquette blues, une saga en trois parties, dont la première a obtenu l’Alfred du meilleur premier album à Angoulême en 1985. Les suivants, qu’ils se situent dans le Pays-Haut ou pas, garderont toujours l’empreinte de cet endroit, « pas forcément de manière formelle, parce que je ne peux pas mettre des aciéries partout » explique-t-il dans un sourire, mais en filigrane : ce qui l’intéresse sont « les conséquences humaines et sociales » de la faillite de l’industrie dans une société où le modèle néolibéral a triomphé.

La France d’en bas L’aventure industrielle des Aciéries de Micheville débute dans les années 1870. En 1908, six hauts-fourneaux produisent annuellement 390 000 tonnes de fonte. Lorsque Baru est adolescent, le site tourne encore à plein régime : « L’usine était le cœur de la ville. Tout se structurait en fonction d’elle, l’urbanisme évidemment, mais aussi la vie des gens : les horaires, les loisirs… Je souhaitais parler de cela, essayer de voir, par exemple, comment un père qui rentrait à six heures du matin après avoir travaillé toute la nuit allait vivre avec sa femme et ses enfants. » L’aciérie n’est ainsi présente qu’en arrière-plan dans les albums de Baru : le lecteur n’entre presque jamais dans cette figure tutélaire, « cathédrale » que l’auteur compare « à la statue du Commandeur dans Dom Juan ». Au final, « c’est la France industrielle, la France laborieuse » qu’il représente. « J’ai commencé à faire de la BD pour explorer le rapport entre dominés et dominants, voir comment on peut échapper à sa condition et au déterminisme qui confine certains dans des espaces sociaux figés. » Dans la Lorraine des années 1970, l’émancipation peut évidemment passer par l’école républicaine dans laquelle Baru continue à croire. Optimiste le Président 2011 du festival d’Angoulême ? « Je pense que c’est la nature de l’homme de cesser de souffrir un jour et même s’il doit payer le prix fort pour cela. J’ai foi en l’être humain. »

La fracture sociale En « repensant [s]a trajectoire », Baru a inventé un genre, la “BD sociologique”, à cheval entre Ken Loach et Pierre Bourdieu : au fil des existences quotidiennes, de baloches en bistrots, de baignades en baby-foot, il redonne vie à une classe ouvrière désormais disparue à Micheville. Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Presque rien… Les slogans ronflants des politiques – qui donnent de grinçants intertitres à ce papier – ne sont que du carton-pâte. Les usines sont fermées. Presque intégralement rasées. Le taux de chômage explose et la violence du travail (« en retour de laquelle – et c’est maigre – l’homme se voyait conférer une certaine dignité ») a été remplacée par une autre, « plus brutale. Toute l’organisation s’est effondrée, les gens se sont renfermés sur eux-mêmes. Ceux qui sont restés ont sombré. » Un des prochains albums évoquera certaines tentatives de reconversion qui se sont soldées par des humiliations. Une scène choc : « Un ancien sidérurgiste a été embauché pour être déguisé en Schtroumpf à l’ouverture de Schtroumpfland. Il rentre chez lui après la première journée de travail et se pend. Un type qui a commandé à la fonte et l’acier, habillé en Schtroumpf ! » Baru n’a cependant pas la nostalgie de l’usine, plutôt celle des « grandes organisations syndicales qui correspondaient à la grande industrie ». Dans un univers où le travail est émietté, l’organisation de masse est en effet presque impossible : à Micheville comme ailleurs « la montée de l’individualisme a été contemporaine à la chute des aciéries ». Comment se sortir de ce cercle vicieux où l’atomisation des forces de travail a rendu improbable toute organisation collective ? La solution de cette quadrature du cercle passe en tout cas par une réflexion politique sur l’avenir de la gauche qui commence par une injonction : « Arrêter de servir la soupe au capital ! » Tous l’ont-il compris ?

 

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